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1789

Octobre 2018
Texte écrit pour un concours de nouvelles ayant pour thème : "Revenir de l'avenir"

    L’hologramme se brouille à peine lorsque je le traverse. C’est tout juste si la bouche charnue et exagérément souriante du présentateur se distord. Le son, en revanche, s’est altéré avec les années. La publicité tridimensionnelle ne produit plus à présent que des crissements stridents dont ressortent quelques syllabes à peine audibles. La majorité des annonces ont été désactivées depuis des années mais, dans ce quartier de banlieue, elles sont nombreuses à avoir été oubliées. Le mur devant lequel était projetée celle que je viens de traverser s’est écoulé il y a presque dix ans, permettant de se faufiler dans un ancien immeuble à l’abandon. Le reste des issues sont condamnées, et l’hologramme suffit à dissimuler la seule entrée à ceux qui ne la cherchent pas attentivement. C’est ici que je me suis installé. C’est d’ici que je prépare tous mes voyages. 

    Aujourd’hui, les voyages temporels sont devenus ringards. La grande passion pour l’Histoire qui avait saisi la population mondiale s’est essoufflée en à peine moins de deux siècles. Brutalement, remonter le temps est passé de mode, et les quelques aventuriers continuant cette pratique se sont retrouvés au banc de la société. Ces quelques marginaux sont à présent hautement surveillés et leurs machines personnelles sont bridées. Hors de question que des individus hors de contrôle continuent à arpenter les siècles. En tout cas, pas légalement.

    Les Hommes ont préféré tourner les yeux vers les étoiles. Passer ses vacances sur Pluton est maintenant du dernier chic. Et, il faut l’avouer, bien plus élégant que d’aller trainer dans la boue et le crottin des rues de la Renaissance. Cette nouvelle folie a d’abord saisi les classes les plus aisées, celles qui ne se satisfaisaient plus des frissons du voyage temporel. Rapidement, tout le reste de la population les a imités, oubliant presque instantanément les chronovoyages. 

    A la même période, l’industrie des voyages temporels s’est trouvée ébranlée par une série de scandales dont elle n’a pas pu se relever. Il est vrai que le prix exorbitant auquel étaient vendus les bracelets de transports aurait du assurer un minimum de sécurité. Dans un premier temps, lorsqu’il ne s’agissait que d’anonymes, les sociétés de transports ont pu dissimuler les clients perdus. C’est uniquement lorsque le Ministre Suprême et sa famille se sont retrouvés coincés quelque part dans l’espace temps que les révélations sont tombées. Immédiatement, ces machines à voyager dans le temps individuelles, suffisamment petites pour être portées au poignet, ont été jetées en masse. Et ça, ça fait l’affaire des gens comme moi. 

    Moi, on m’appelle Garem. Pour être honnête, je ne me souviens plus de mon prénom d’origine, tant j’ai du changer d’identité. Je suis, comme qui dirait, le chef d’une petite troupe de voleurs du temps. Notre credo ? Les gens morts depuis des siècles n’ont plus besoin de leurs richesses. Nous, par contre, elles nous aident bien. Au fond, on n’est rien de plus que des aventuriers à la recherche de trésors. A la différence près que les trésors, nous, on part les trouver à la source. 

    Attention, j’ai ma réputation ! J’aime à penser que je suis un maitre en la matière. Je subtilise tout en douceur, en délicatesse, en finesse, sans bousculer l’Histoire. Pour dérober nos ancêtres, il faut du tact et du savoir-faire. Et j’avoue que pour cela, je suis le meilleur. Un véritable artiste. C’est d’ailleurs pour ça qu’on ne s’est e,core jamais fait pincer. Aucun de mes gars ne déboulerait au milieu d’une scène historique. Nous restons des gens de l’ombre, du secret, des illusions. Les révolutions sont nos alliées, les trésors perdus nos plus belles récompenses. Nous nous fondons dans l’Histoire avec précision et souplesse. Bien sûr, ce jeu-là est dangereux, il y a parfois des pertes dans nos rangs. Mais c’est là le prix à payer pour sentir le frisson de l’aventure, l’excitation de la préparation, la fierté de la réussite. 

    Si mes gars me suivent aveuglément malgré les dangers, c’est que je planifie toujours méthodiquement mes interventions. Dans ma jeunesse, j’ai commis une erreur. Une seule. Mais encore aujourd’hui je la regrette. C’était Alexandrie, près de l’an 0. On a percé ma couverture juste avant que je ne commette mon vol. J’ai paniqué, j’ai fui en laissant une bougie allumée. Une simple bougie oubliée dans la précipitation du retour à mon époque. La grande bibliothèque a entièrement pris feu. 

    J’aurais pu y retourner, réparer mon erreur. Il aurait suffi de régler mon bracelet quelques minutes avant l’apparition des flammes. Mais je ne l’ai pas fait, et ne le ferai jamais. Il existe une règle en matière de chronovoyages. Une seule, que personne ne cherchera à enfreindre : ne jamais, jamais retourner sur des lieux déjà visités. On raconte que ceux qui ont désobéi sont revenus… différents. Quand ils reviennent. Appelez ça de la superstition ou de la lâcheté, j’en m’en fiche. Je tiens trop à ma carcasse pour lui faire courir des risques inutiles. 

    Après ce fiasco, tous mes coups ont été parfaits. Le trésor de Barbe-Noire ? C’est moi. L’or de l’El Dorado ? Encore moi. Les richesses du Titanic ? Moi, moi, moi et toujours moi. 

 

    Pourtant, aujourd’hui, les butins pirates m’ennuient. C’est trop simple. Ce n’est plus à la hauteur de mon talent. Ma prochaine affaire sera belle, sera grandiose. De celles dont on parlera encore des années plus tard, le yeux brillants d’excitation. Je vais devenir une légende. Je vais voler le château de Versailles. Pierre par pierre. Je le reconstruirai à l’identique là où il se trouvait avant les grandes révoltes de l’an 2245. Aujourd’hui, des ruines au milieu de la Ville Nouvelle, mais demain… Demain, le symbole absolu du pouvoir, du luxe et de la richesse sera à nouveau accessible à tous. Les frontons dorés surgiront à nouveau entre les gratte-ciels, les par-terres à la française s’étaleront à nouveau au milieu de la forêt de verre et d’acier de Ville Nouvelle. Tout ça, grâce à moi. Finalement, je suis un philanthrope, un révolutionnaire même. Je ne fais que rendre au peuple ce qui lui appartient. 

    Bien entendu, une opération de cette ampleur ne s’improvise pas. Ça fait quatre ans que je bosse sur ce coup. Mon personnage, le Baron de Vilcourt, petit nobliau breton, est fin prêt à aller affronter la cour du Roi Soleil. Mais le plus beau sur cette affaire reste le travail fantastique fourni par mes chimistes. Grâce à eux, je dispose d’un matériau extensible et modulable à l’infini, capable d’imiter toutes les textures. C’est lui, la vraie star de mon plan, lui qui prendra la places des dorures, des marbres et des miroirs. Aujourd’hui, tout est prêt. 

    L’adrénaline ne commence vraiment à monter que lorsque je me change. Quitter mon justaucorps, c’est comme quitter une seconde peau. Ce vêtement a grandi avec moi, a évolué en fonction de mes goûts, de mes humeurs, de mes besoins. Le laisser en boule dans un coin me procure toujours un sentiment de déchirement. Les vêtements d’époque grattent et m’étouffent. Ils ne suivent pas mes mouvements avec la même fluidité. La chemise de lin, le pourpoint, les chausses, sont une lourde gangue que je ne revêts qu’à regrets. Sans le régulateur de température, la chaleur devient insupportable et de grandes tâches sombres se dessinent déjà sous mes bras. Il est temps de partir. 

 

    La rue est en pleine effervescence. Le contraste avec le silence absolue de ma planque derrière l’hologramme est saisissant. Ici, les couleurs, les sons, les mouvements, les odeurs s’entrechoquent dans un tourbillon incessant. Le chronovoyage crée toujours un léger étourdissement. D’habitude, je m’arrange pour programmer une destination discrète, où je peux reprendre contenance à l’abri des regards. Je ne comprends pas pourquoi je me rematérialise au beau milieu d’une rue. Je me lève en essayant de m’éclaircir les idées au plus vite. La machine à mon poignet est anormalement brulante. Le modèle, probablement à la limite de l’obsolescence, aura du perdre en précision. Il faudra que je pense à la faire régler à mon retour. En attendant, je la range dans la bourse qui pend à ma ceinture. Il ne faut surtout pas que les autochtones la remarque.

    Au fond, ma mauvaise rematérialisation n’a pas grande importance. La foule autour de moi est tellement dense que personne ne fait attention à moi. C’est à peine si les charrettes se décalent pour éviter de m’écraser. On me bouscule sans me regarder. J’esquive à la dernière seconde le contenu d’un pot de chambre vidé par la fenêtre au dessus de moi. L’odeur nauséabonde, à la limite du supportable, finit de me remettre les idées en place. Je me fonds dans la foule, jouant des coudes à mon tour, cognant sans vergogne ces petites gens morts depuis des siècles. 

    Je connais bien cette rue. Je suis venu à Versailles quelques décennies plus tard, récupérer dans le palais pris d’assaut par des parisiennes affamées de 1789 les bijoux abandonnés par Marie-Antoinette. Presque cent ans plus tôt, la rue n’a pour ainsi dire pas changé, et je repère assez rapidement la direction du château. 

    Je ne suis pas le seul à vouloir paraitre à la cour. Les abords du palais sont envahis par les carrosses et les attelages tandis qu’une longue file de robes de dentelle, de perruques extravagantes  et de chausses couteuses s’étend devant les grilles dorées du palais. Le roi reçoit, cet après-midi, et chacun espère une faveur. Pour ma part, la rencontre avec un monarque mort depuis sept siècles est loin d’être ma priorité. En revanche, la cohue à l’intérieur du château promet d’être similaire à celle de la rue. Et ça, ça me permettra de me glisser bien plus discrètement dans des recoins inaccessibles. 

    Tandis que j’attends mon tour, mes doigts jouent nerveusement avec la petite boule de matière pour le moment encore informe au creux de la bourse à ma ceinture. Le plus dur sera de m’infiltrer dans les appartements privés, mais mes gars sont déjà sur les lieux en tant que majordomes, hommes de confiance et dames de compagnie. Leur connaissance du terrain doit être parfaite à présent. Ils ont pu s’infiltrer dans chacune des quelques 700 pièces que je compte voler. Tout va bien se passer. 

    Pourtant, une étrange impression m’assaille depuis mon arrivée. Un pressentiment sourd blotti au fond de mon estomac. Un tic nerveux qui agite le coin gauche de mes lèvres. Un soupçon infiltré au plus profond de mon esprit. Je prends conscience alors que la majorité des regards sont tournés vers moi. Des regards amusés, presque moqueurs. On murmure sur mon passage. Ma nervosité n’est pas qu’une pure invention. Il se passe quelque chose. 

    J’ai commis une erreur. Perturbé par mon chronovoyage, déboussolé de ne pas avoir atterri à l’endroit programmé, j'ai laissé mes sens s’émousser. A présent je la vois, ma tenue d’une autre époque. Je les comprends, ces discussions inquiètes sur les troubles à Paris. Je les reconnais, certains de ces visages. Et, pire encore, ils me reconnaissent aussi. Je ne suis pas en 1698. Je suis de retour en 1789. 

    Je suis un professionnel. Je me reprends avant même d’avoir commencé à réellement paniquer. La cour est encore à Versailles, je dois donc être en début d’année. Il me reste plusieurs mois avant que Garem… avant que je ne vienne faire mon coup d’octobre. Je ne risque pas de me croiser. Pour le moment. Il me suffit de m’isoler, activer à nouveau mon bracelet et tout rentrera dans l’ordre. Sans perdre plus de temps, je sors de la foule et m’enfonce au hasard dans les ruelles de la ville. La première impasse sombre fait parfaitement l’affaire. 

    L’inquiétude m’assaille à nouveau en récupérant mon bracelet. La machine est encore bouillante, presque rougeoyante par endroits. Mes doigts tremblent légèrement lorsque j’entre ma destination de retour. Je ferme les yeux, attends cette sensation de tiraillement dans la poitrine, typique du début du voyage. Rien ne se produit. 

    Ma machine me brûle le poignet. L’écran digital vire à l’écarlate, avant d’exploser. Le bracelet est inutilisable à présent. 

 

    Au départ, je ne ressens rien. Un vide s’empare de mon coeur et de ma tête. Je ne comprends pas réellement ce qu’il vient de m’arriver. Je suis le meilleur, ce genre d’incident ne me concerne pas. Ce n’est pas moi, c’est un rêve. Tout autour de moi semble cotonneux. Les maisons, l’impasse, le sol sous mes pieds… tout perd consistance. Mes pensées tourbillonnent sans qu’une seule n’émerge réellement. L’espace de quelques secondes, je fixe ma machine brisée en oubliant qui je suis, où je suis.

    Finalement, cet état d’hébétement total s’estompe et c’est une véritable panique qui m’envahit. Un sentiment qui commence par me compresser la poitrine, m’oppresser le coeur, avant de se diffuser dans le reste de mon corps. Ma respiration s’accélère sans que je n’arrive à la calmer. Les pires scénarios défilent à toute allure. Je vais rester à cette époque, mourir et vieillir dans un siècle inconnu, aux moeurs barbares, à l’hygiène répugnante, dans ces frusques inadaptées aux mouvements du corps. Pire encore, je vais être fait prisonnier par la Révolution approchante et être décapité en place publique. Ou alors… ou alors je vais me croiser moi-même, et qui sait ce qu’il m’arrivera. Probablement quelque chose encore pire que la mort. 

    C’est cette pensée qui me calme. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Mais une chose est sûre : lors de mon premier voyage, je ne me suis pas croisé. Je m’en serais souvenu, tout de même ! C’est donc qu’il y a forcément une solution. Etre adossé au mur d’une impasse abandonnée, ce n’est pas la situation idéale pour réfléchir posément. Il me reste quelques mois avant l’arrivée de mon double du passé. C’est largement suffisant pour me sortir de ce pétrin. 

 

    L’auberge est bondée mais chaleureuse. Il y a un je ne sais quoi de festif qui flotte dans l’air et ravive les coeurs. Dès que je passe la porte, un poids se détache de ma poitrine. Je le sens, tout va bien se passer. Je choisis une table, un peu à l’écart des joyeux groupes de nobliaux, fiers d’avoir aperçu leur cher monarque. Ils cherchent tous à placer leur anecdote, prouver qu’ils ont été plus près, mieux perçus, plus favorisés que leurs voisins. Les conversations se mêlent dans un brouhaha incompréhensible, accentué par le fracas des tabourets qui tombent et des chopes qui s’entrechoquent. 

     Je sirote un mauvais vin dans une tasse en étain, attentif au moindre détail. Si je veux trouver une chance de m’en sortir, je dois savoir le jour précis de mon arrivée, l’état actuel des revendications parisiennes, bref, tous les détails qui me permettront de sauver ma peau. Un coup d’oeil à la ronde pour vérifier que personne ne m’observe et je glisse à mon oreille un isolateur. Je tourne discrètement la minuscule molette qui me permet de sélectionner la conversation voulue et, immédiatement, les bruits parasites s’éteignent. 

    Le premier groupe ne m’apprend rien de passionnant. Un fanfaron qui fait son intéressant devant de moins chanceux qui n’ont pas eu l’opportunité d’entrer à la cour. Tout son discours sonne faux, ses descriptions grandiloquentes sont clairement exagérées et pourtant son auditoire semble suspendu à ses lèvres, comme pour ramasser quelques miettes de ce faste qui leur a été interdit. 

    La seconde conversation est beaucoup plus posée, deux négociants parlant affaires. Si le cours de la soie ne me passionne pas particulièrement, leur échange a au moins le mérite de m’apprendre que nous sommes en mars. Il me reste sept mois avant l’échéance fatidique. Sept longs mois pour trouver un échappatoire. C’en est presque rassurant. 

    La troisième discussion que je capte est en revanche bien plus instructive. A vrai dire, il s’agit plutôt d’un conciliabule, tant les protagonistes parlent bas. Je suis obligé de régler la puissance de mon isolateur pour saisir tous les mots. 

    - Mais si, mon amour, cet endroit est tellement authentique !

    - Authentique ? (La femme parait lutter pour ne pas crier) Tu m’avais promis des vacances à Versailles ! A la place de ça, je me retrouve dans une auberge miteuse entourée d’ivrognes dont on ne comprend qu’à peine l’accent rustre. Je le savais que cet agent de voyage n’était pas net ! Mais je te préviens, dès qu’on rentre à la maison je demande un remboursement. Et surtout, ne t’avise plus de me reparler de ces maudites machines !

    La femme s’est levée pendant sa tirade, rouge de colère, et monte les escaliers qui conduit aux chambres, suivi par son mari qui tente de la raisonner. Je les suis du regard, éberlué de ne pas y avoir pensé plus tôt. C’est vrai qu’à mon époque les chronovoyages sont abandonnés. Mais les voyageurs, eux, ont laissé une trace de leur passage dans le passé. Il me suffit de récupérer la machine du couple et tout rentrera dans l’ordre. Je ne peux pas laisser passer cette chance. Les probabilités pour reconnaitre d’autres voyageurs, venus à la même époque que la mienne sont minimes. C’est ce soir ou jamais. 

    Cela dit, ce n’est pas comme si je m’attaquais à un nouvel exercice. La cambriole, c’est un peu ma spécialité. Sans perdre plus de temps, je me lève à mon tour et suis le couple de voyageurs dans les escaliers. En passant devant une fenêtre, j’aperçois au loin les lumières du château. Quitter cette époque les mains vides, c’est presque une faute déontologique. Je me reprends rapidement. Déjà, récupérer une machine. J’aurais l’occasion de voler ce que je veux quand je serai assuré de pouvoir rentrer chez moi. 

    Dans le couloir, une porte claque. Chambre 6. Derrière la mince cloison, le couple se dispute encore. Il est beaucoup trop tôt pour agir. Je dois attendre le milieu de la nuit, que les tensions se calment et que mes deux contemporains s’endorment. Mais ça, attendre, je connais. Lorsque je suis en affaires, ma patience n’a pas de limites. Je retourne m’assoir, commande un nouveau verre de l’immonde piquette qu’ils osent appeler vin et m’autorise même un morceau de pain et une tranche de fromage. Leur nourriture est rustique et bien trop odorante. J’hésite à sortir un sachet lyophilisé, dont la saveur neutre reposerait mes sens, mais le risque est trop grand. La salle commune de l’auberge se vide peu à peu et les derniers rescapés, bien que très alcoolisés, risqueraient de me voir. 

    Le temps passe. Long. Interminable. Et, comble de malchance, la lune brille d’un vif éclat argenté cette nuit. Je préfère me fondre dans la densité des nuits noires, où je ne suis plus qu’une ombre parmi les ombres. Un clocher au loin sonne une heure. La salle est totalement vide à présent. Je suis le seul encore assis. Le tavernier épuisé regarde d’un air mauvais ce dernier client qu’il n’ose pas chasser. Il n’arrive pas à dissimuler son soulagement lorsqu’enfin je me dirige vers les chambres.

    Le sol grince légèrement sous mes pas. Je m’arrête, analyse l’itinéraire le plus silencieux jusqu’à la chambre 6. Devant la porte, j’enclenche mon isolateur. Aucun bruit. Le couple doit s’être endormi. J’augmente un peu le son. Vraiment aucun bruit. Pas même celui d’une respiration. J’ouvre précipitamment la porte, sans prendre plus de précaution. La chambre est vide. La femme a obtenu gain de cause. Les deux voyageurs sont retournés à leur époque sans m’attendre. De rage, je frappe sur le premier meuble venu. Je le regrette aussitôt. C’est du bois massif, je me suis fais mal et le bruit a réveillé les chambres voisines. Point de vue discrétion, on repassera. 

    Assis sur le lit de la chambre désertée, je ne peux pas m’empêcher de me demander comment j’ai réussi à me mettre dans une telle situation. Le plan était millimétré, préparé dans les moindres détails depuis des mois. Rien n’aurait du partir de travers. Rien. Et pourtant je me retrouve de retour en 1789, à quelques mois de ma première venue et sans plan de repli. Ce qui devait être le coup le plus splendide de ma carrière ressemble de plus en plus à un tombeau. D’autant qu’à l’approche de la Révolution, les voyageurs temporels vont se faire plus rares. Personne n’a envie de se faire décapiter pendant ses vacances. Perdu dans mes réflexions, épuisé par les émotions de la journée, je m’endors sans vraiment m’en rendre compte. 

 

    La nuit m’a fait du bien. Je vois les choses plus posément. Je suis à Versailles, mon objectif. Pour le moment je n’ai rien d’autre à faire que voler, ce qui est la raison première de ma venue. Et j’ai jusqu’à octobre pour m’enfuir. C’est faisable. Paré de mon plus beau pourpoint, je retourne devant le palais. Cette fois-ci, je vais réellement m’introduire à la cour. 

    J’ai beau avoir visité Versailles en réalité augmentée, je reste émerveillé devant le faste du château. Ma mission me semble d’autant plus cruciale. Il faut que cette merveille résiste au temps. Il faut que je la ramène à Ville Nouvelle. Sans acolyte et sans solution d’évacuation des objets volés, je ne peux me permettre que de petits larcins, discrets et facilement transportables. Une moulure un jour, un éclat de dorure le lendemain, la pierre d’un bassin la semaine suivante… Rien de bien glorieux, il faut l’avouer. 

    Au moins, j’ai l’occasion de tester cette fameuse nouvelle matière miracle. Et c’est vrai qu’elle fait des merveilles. Un infime morceau suffit à recouvrir une statuette d’une fine pellicule, presque invisible. En quelques secondes, elle copie la matière, la forme, la texture du modèle. Il suffit de décoller la matière, cacher l’original et la copie durcit et se densifie immédiatement, au point qu’on ne peut plus différencier les deux objets. 

    Lorsque je ne m’amuse pas à dérober ce que je peux, j’écoute les conversations, je guette les voyageurs. Les mois défilent, la tension se fait de plus en plus vive à Versailles. La bonne humeur ambiante laisse place à une atmosphère lourde dès juillet. Les premières exécutions ont lieu. Le temps est à la panique. Beaucoup quittent la cour dans l’espoir que leurs domaines de province seront plus calmes que la capitale. 

    D’autres, peu nombreux, préfèrent rester à Versailles. Le peuple n’oserait tout de même pas s’attaquer au roi en personne, n’est-ce pas ? Il n’y a donc aucun endroit plus sûr qu’auprès du monarque. Je reste aussi. Je n’ai guère d’autre choix. Je ne sais pas où aller. Les routes ne sont plus sûres pour un baron perdu loin de son époque. Cela dit, rester à Versailles n’est pas beaucoup plus sécuritaire. Ma couverture n’est pas faite pour résister à des temps de troubles. Je n’ai ni connaissances, ni appuis et je sens de plus en plus les regards suspicieux se poser sur moi. J’entends les murmures sur mon passage. Et si j’étais un espion du peuple ? On me met à l’écart des discussions privées, on me ferme l’accès aux salons. 

    Finalement, ça m’arrange bien. Je suis trop nerveux pour apparaitre en public. Octobre approche bien trop vite à mon goût et je n’ai toujours aucune solution. Jamais je n’ai vécu un chronovoyage en telle immersion. Jamais je n’ai éprouvé tant d’empathie pour ces nobles qui sentent l’échéance approcher. Je la partage, leur angoisse. Je la sens plus que jamais, cette heure qui tourne, cette épée de Damoclès au dessus du palais. 

    Je deviens nerveux. Je sais que je ne suis pas arrivé avant le 5 octobre. Je me souviens vaguement du parcours effectué ce jour-là, je sais à peu près quels endroits éviter pour ne pas me croiser. Pourtant, je suis en permanence sur mes gardes. Chaque coin de rue est une nouvelle angoisse. Chaque soir, rentrer sauf à l’auberge est un soulagement. Je scrute, je me cherche dans chaque recoin. Je ne pense même plus à ma grande ambition de voler Versailles. Je veux juste rester en vie. 

 

    Fatalement, le jour tant redouté du 5 octobre se lève. Je n’ose pas sortir. Depuis mon auberge, j’entends les femmes venues prendre d’assaut le palais. La rumeur enfle, les paroles de leurs chants se précisent. Je reste terré dans ma chambre, entouré des ridicules bibelots dérobés au palais et que je ne pourrai jamais rapporter. Quelque part dans la ville, un autre moi, plus jeune d’une dizaine d’années, se promène. Je me souviens de l’excitation de ce moment. De cette délectation à me faufiler dans la foule, anonyme voyageur du temps qui ne craint rien ni personne. Invincible voleur qui peut disparaitre à tout moment et retourner en sécurité dans son époque. Cette insouciance me manque. Si j’arrive à rentrer chez moi, je sais que plus jamais je ne pourrai la retrouver. Que chaque voyage sera un rappel de cette angoisse sourde qui ne me quitte plus.

    Je n’ose sortir qu’à la nuit tombée. J’ai faim, et de toute manière la ville est déserte à présent. Mon double est occupé à fureter dans le palais abandonné, je ne risque pas de le rencontrer. J’erre dans les rues vides, sans but, juste en regardant la lune. Depuis plusieurs semaines, je me suis presque résolu à vivre ici. Je n’ose pas vraiment encore le formuler. Je n’ose pas baisser totalement les bras. Mais après tout, si je restais en 1789 ? Il me reste assez de matière pour copier de nombreux écus. J’aurai de l’argent, et les connaissances historiques pour passer entre les mailles de cette période trouble. Finalement, pourquoi tant lutter pour rentrer chez moi ? Je le savais depuis le début. En choisissant les chronovoyages, je m’exposais à ce genre de risques. D’autres de mes gars ne sont jamais rentrés. Cette fois-ci c’est mon tour. 

    Je ne fais pas réellement attention où je marche. Pourtant, mes réflexes de voleur restent vifs. La lune a brièvement éclairé quelque chose sur ma droite. Un simple éclat argenté, fugace, mais qui réveille mon attention. Quelqu’un a tenté de dissimuler un sac dans un recoin sombre. sans cet éclat, je ne l’aurais jamais remarqué. Probablement un membre de la cour qui a fui en espérant revenir chercher son trésor en des temps plus propices. 

    Je m’approche. Mon coeur chavire. Un autochtone n’y aurait vu qu’un bijou étrange. Mais moi, je sais ce que c’est. Cet éclat, c’est celui d’une machine personnelle. Pour une raison que j’ignore, un voyageur a abandonné sa machine. Fébrile, je la mets à mon poignet. Mes belles réflexions philosophiques sur l’acceptation de ma destinée s’envolent. J’appuie sur le cadran. La machine fonctionne. 

    Mon coeur bat la chamade. C’est à peine si j’ose entrer ma date de retour. Je ne cherche plus à comprendre ce que cette machine fabrique ici. Peu importe, je vais pouvoir rentrer chez moi. Ce léger tiraillement caractéristique dans la poitrine me saisit. Comme elle est douce, cette sensation ! Qu’il est bon de se savoir partir ! 

    C’est au moment de me dématérialiser que je me souviens de l’horrible vérité. Cette machine m’appartient. C’est celle que mon double a préféré laisser cachée, loin des regards indiscrets de la foule. Mon double du passé ne pourra pas rentrer. Mais, s’il ne rentre pas… je ne pourrai pas partir lui voler sa machine. Et si je ne pars pas…

 

    Tout devient noir. Il n’y a plus rien autour de moi. J’ai encore conscience que je pense, mais je ne sens plus mon corps. Je ne sais même pas s’il existe encore. Penser m’est de plus en plus difficile. Je sombre. Je disparait. Je m’étiole. Juste le temps d’une dernière pensée. L’ultime. L’espace-temps m’a avalé. 

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