Accords dissonants
Ecrit pour un concours de nouvelle. Thème "Le piano".
Juillet 2018
Pour autant que je me souvienne, il avait toujours été là. Je n’avais jamais compris sa présence. Dans la famille, personne ne jouait de musique. Quand je posais la question à ma mère, je recevais invariablement la même réponse : « Il appartenait à ma grand-mère. Il doit rester dans la famille. » Et il restait, majestueux, à prendre la poussière dans un coin du salon.
Enfant, j’avais voulu m’en approcher. J’avais essayé de presser les touches blanches et noires. Il en était ressorti un ensemble de notes discordant qui avait immédiatement alerté ma mère. Elle m’avait puni dans ma chambre et interdit de m’en approcher. Il appartenait à la grand-mère. Elle seule avait le droit d’en jouer. Mais la grand-mère, je ne l’avais jamais vue. Au fond, je croyais moins à son existence qu’à celle du Père Noël. Tout ce que je savais d’elle, c’était qu’elle nous avait laissé son piano et que personne ne pouvait y toucher.
Au cours des années, le piano avait perdu son aura magique. Je ressentis d’abord pour lui de la haine. Une haine tenace envers ce piano inaccessible. Une haine d’enfant qui ne comprenait pas pourquoi un monde de merveilles et de découvertes lui était interdit. Puis la haine fit place à l’indifférence. Ce n’était qu’un meuble parmi les nombreux qui encombraient le salon maternel. Elle avait même moins d’intérêt que les autres, cette antiquité prohibée. Je ne la voyais plus. Les derniers relents de frustration s’effacèrent avec le début de l’adolescence. Il y avait bien d’autres sujets bien plus urgents qu’un vieux piano désaccordé.
Sa présence ne m’importait plus, mais je remarquai son absence. C’était un jour d’avril, alors que je rentrais du lycée. En me laissant tomber sur le canapé, je remarquais que la pièce était brutalement devenue plus grande, plus lumineuse, plus claire. Il me fallut de longues secondes pour prendre conscience de la disparition de mon vieil ennemi. La peine que je ressentis en constatant son absence me surprit. Je pensais que notre relation avait évolué, que son départ me laisserait indifférent. Pourtant, l’emplacement vide du salon me procurait un inexplicable sentiment de malaise.
Ma mère parut surprise par mes questions.
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- Il ne servait à rien et prenait de la place inutilement. Je l’ai revendu. Il trouvera probablement une famille où il sera plus utile.
- Mais… mais il appartenait à la grand-mère !
Ma mère me regarda avec affection et une pointe d’amusement.
- La grand-mère est morte depuis des années. Qu’est-ce que ça pourra lui faire ?
Je restai interloqué. A quoi avait rimé ces interdictions ? Pourquoi ces punitions, ces frustrations d’enfance si finalement le piano ne comptait pas ? Depuis, je n’eus de cesse de le retrouver. J’avais l’impression que si je le revoyais, je comprendrais. Je passais tout mon temps libre chez les antiquaires et revendeurs, j’écumais les sites de vente en ligne, je me spécialisais, en apprenait toujours plus sur les pianos anciens, sans succès. Le monstre de mon enfance restait introuvable.
Cette traque tourna bien vite à l’obsession. Il me fallait ce piano, même si je ne savais plus réellement pourquoi. Tout mon temps, toute mon énergie, tout mon argent y étaient consacrés. Traverser le pays ne me faisait pas peur si j’avais une piste. Ma mère suivait de près mon enquête et, étrangement, semblait en avoir peur. Pour rien au monde elle ne voulait revoir notre vieux piano, mais ne savait pas m’expliquer les raisons d’une telle réticence. Ses silences me paraissaient sincères. Elle savait aussi peu pourquoi elle redoutait l’instrument que pourquoi je désirais tant le récupérer.
Les retrouvailles se firent par hasard. Ma passion pour le vieux piano m’avait inculqué le goût des meubles anciens et, plus largement, de toute forme d’art. J’étais devenu commissaire priseur. Je devais expertiser le legs d’un riche bourgeois qui quittait sa demeure pour finir ses jours en maison de retraite. Je me promenais à travers les pièces en admirant la collection de toute une vie lorsque je l’aperçus.
Il était là, dans un coin du bureau qu’il illuminait de sa présence. Je m’approchai de lui le souffle court, le coeur battant. Et si j’étais victime d’une illusion ? Mais non, j’étais sûr de moi, je le reconnaissais comme on reconnait un vieil ami malgré le passage des années. Je glissai une main sur les chandeliers finement ciselés qui ornaient chaque côté. J’observai avec émerveillement ses pieds sculptés, son bois assombri par le soleil et les années. Je retrouvai, sur le flanc droit, la tache de peinture que je lui avais infligé par inadvertance lors d’un jeu d’enfance. C’était bien lui, mon vieux piano, adoré et honni, si désespérément recherché.
Mes doigts s’approchèrent du clavier, comme attirés par une force invisible. Je pressai doucement une touche. Une note jaillit, ronde et chaude. Je retirai vivement la main et regardai craintivement aux alentours, persuadé l’espace d’un instant que ma mère allait surgir et réprimander le petit garçon fautif que j’étais. Mais seul le propriétaire fit son apparition. Le petit homme frêle s’approcha de moi dans un sourire.
- Belle bête, n’est-ce pas ? Manufacture allemande, produit en 1942. Il y a même le nom de la première propriétaire gravé sur le côté. Tenez, regardez, juste là.
« Thérèse Manguin ». Le nom de la grand-mère.
- A priori le cadeau d’un officier allemand à sa maitresse, continua l’homme sans remarquer mon émoi. Remarquez, ce n’était pas une mauvaise période pour tout le monde, quand on était du bon côté.
Il resta songeur un instant, caressa les courbes du piano, et reprit avec un air malicieux.
- Cela dit, ça reste un vraiment bel objet. La demoiselle a du rendre de grands services. Ça m’étonnerait pas qu’il y ait encore un ou deux petits allemands dans la famille ! Enfin… on ne le saura jamais. Ce n’était pas le genre de choses dont on parlait, à l’époque.
Alors le piano perdit tout son mystère. Je ne le voyais plus que comme il était réellement, un vieux piano de bois. Un instrument très beau, très ouvragé, mais un simple objet à musique. J’avais enfin compris.