Chez Bébène
Février 2018
Nouvelle écrite pour un concours ayant pour thème :”Eau tiède et sang froid”
« Si nous sommes tous réunis ce soir, c’est, comme vous le savez surement, pour rendre un ultime hommage à Bérétor, que beaucoup d’entre nous ont connu sous le nom de Bébene. En ces circonstances tragiques, j’aimerais que nous prenions le temps de nous remémorer qui était vraiment Bébene, afin de garder de lui un souvenir réjouissant. Souvenons-nous de sa bonne humeur, de sa joie de vivre, de sa passion pour son métier. Et surtout, que son décès brutal par les flammes soit pour chacun de nous un rappel à la prudence en ces temps troubles. Mais ensemble mes amis, oui ensemble la communauté vaincra. Et cela, Bébene nous le rappellera toujours.
Car qui mieux que lui illustrait l’esprit de groupe et la solidarité entre ses membres ? Son salon de thé, sobrement appelée « Chez Bébene » n’était-il pas un point de rendez-vous internationalement connu, où toutes les cultures venaient se mélanger autour d’une bonne tisane ? Souvenez-vous, mes amis, de ces saveurs exotiques qu’il aimait à nous faire découvrir. Qui parmi vous n’a jamais flirté devant un cru « fillette » de 8 ans d’âge ? Qui ne s’est jamais régalé de ses pâtisseries saveur damoiseau ? »
L’assistance poussa un soupir nostalgique. Tous avaient en mémoire au moins une soirée chez le magnat du thé parisien. Derrière Brisak, le maitre de cérémonie, les photographies défilaient, retraçant peu à peu les contours du célèbre salon. Une cave sombre, ambiance vieillotte : pierres apparentes, voûtes basses, tables en pierre brute. Les habitués pouvaient presque ressentir les odeurs caractéristiques de renfermé et d’humidité mêlées à celle, envoutante, des gâteaux en cours de cuisson. Les images suivantes étaient composées d’une série de portraits de Bébene au fil des âges. Des peintures sumériennes aux gravures mayas, le vampire millénaire s’était fait tout d’abord connaitre par son excentricité. Il était un précurseur, le premier de son époque à prôner une vie en harmonie avec les humains. Alors que les vampires faisaient régner la terreur, il s’était restreint à consommer uniquement du sang de poulet.
Alors jeune et idéaliste, il s’était installé en plein centre de l’île de la Cité, le coeur battant du Paris médiéval. Il avait tenté d’imposer son régime alimentaire à ses congénères, sans franc succès. Son salon de thé au bord de la faillite, Bébene avait bien été obligé de se plier aux exigences de sa clientèle. Il avait rapidement acquis une solide réputation à l’internationale grâce à la qualité de ses produits. Nul n’en connaissait les recettes et Bébene en gardait jalousement le secret.
D’un naturel bonhomme et généreux, sa seule coquetterie restait son costume, inchangé depuis 1756 : un pourpoint de velours bordeaux, des hauts de chausse à fines rayures verticales et des souliers à semelle pourpre. L’ensemble était rehaussé d’un épais jabot de flanelle dentelée et d’une cane au pommeau sculpté dans l’ivoire. Le seul changement qu’il tolérait à son accoutrement en était éventuellement la taille, sa bedaine ayant pris de plus en plus d’ampleur au fil des siècles.
Depuis le milieu du XIXème siècle, sa nouvelle lubie était de se faire prendre en photo avec les célébrités qui passaient la porte de son salon. Il développait les clichés lui-même et les accrochait avec fierté aux murs de la cave dans de lourds cadres dorés. On avait beau lui expliquer que c’était inutile, que les vampires ne pouvaient pas être photographiés et que sa collection d’images ne se composait que de vêtements vides et de tasses fumantes volant dans les airs, il n’en démordait pas. Peu à peu, sa réputation se transforma. De précurseur excentrique, il glissait dans l’esprit de ses clients vers le gentil gâteux. Après tout, à presque trois mille ans d’existence, il était normal qu’il n’ait plus toute sa tête. On lui conservait malgré tout une affection indéfectible et une solide admiration pour l’empire financier qu’il avait forgé au fil du temps par de simples infusions.
Un silence recueilli planait désormais dans le caveau. Ceux qui avaient été présents se remémoraient la fameuse nuit. Cette nuit tragique où tout avait basculé. Et ceux qui n’y avaient pas assistés en avaient entendu le récit tant de fois qu’ils auraient pu jurer avoir assisté à la scène.
La nuit s’était déroulée calmement. Une dizaine d’habitués accoudés au comptoir partageaient les derniers potins. Les autres clients étaient répartis dans le caveau et discutaient à voix basses, leurs conversations se répercutant en échos étouffés sous les voûtes. Bébene était là, bien entendu, passant à chaque table, veillant à ce que personne ne manque de rien, ayant un mot de sympathie pour chacun de ses clients. Une soirée somme toute parfaitement ordinaire. En tout cas jusqu’à son arrivée.
Personne ne sut vraiment comment un humain avait réussi à s’introduire chez Bébene, mais il était là, jeune, empli de sang frais, entouré d’une cinquantaine de vampires anthropophages. Toutes les conversations s’arrêtèrent brusquement. Cinquante paires d’yeux se fixèrent sur lui. Cinquante corps frémirent à l’unisson.
Le jeune homme ne parut pas se rendre compte de ce qu’il venait de provoquer. L’oreille collée à son téléphone, il traversait le caveau en parlant d’une voix bien trop forte qui contrastait avec l’ambiance feutrée de l’endroit.
- Franchement, viens me rejoindre ! Je viens de découvrir un bar ultra underground. Tu hallucinerais en voyant l’ambiance, je te jure ! Faut en profiter maintenant tant qu’il n’est pas encore connu.
Cinquante vampires se levèrent lentement et entourèrent le garçon. Voyant la catastrophe arriver, Bébene se précipita vers l’intrus.
- Veuillez m’excuser, mon brave, mais c’est une soirée privée. Vous avez une invitation ?
L’humain lui décocha un sourire plein d’assurance et fit semblant de fouiller les poches de son pantalon avant de hausser les épaules avec désinvolture.
- Désolé, j’ai dû l’oublier à la maison. Mais je connais du monde vous savez, je peux vous faire venir pas mal de clients.
Les vampires se rapprochaient inexorablement, rendant bientôt impossible l’accès à la porte. Bébene pris de panique posa la main sur l’épaule de l’humain pour le reconduire vers l’extérieur. Hors de question que quiconque soit dévoré chez lui, c’était une question de principes ! Il repoussa doucement le garçon vers la sortie, sous les yeux accusateurs de ses clients affamés. Pour plus de sécurité, il escorta l’intrus qui négociait toujours sa place le long du vieil escalier en colimaçon et lui ouvrit la porte vers l’extérieur.
Etait-ce son grand âge ? Etait-ce l’inquiétude de voir un humain se faire manger par ses congénères ? Toujours est-il qu’il en avait oublié qu’il était déjà six heures du matin. Lorsque les rayons du soleil matinal le frappèrent, il était déjà trop tard. Sa panse prit feu en premier, rapidement suivie de son visage puis du reste de son corps. La combustion ne dura pas plus d’une seconde. Le jeune homme ne vit rien. L’instant précédent, il était accompagné du patron, et à présent l’homme aux habits excentriques avait disparu. Le jeune parisien haussa les épaules et s’éloigna du salon de thé. Il avait été mis à la porte comme un malpropre, lui, le roi des bars parisiens ! Cet établissement ne méritait pas une seconde de plus son attention.
Lorsqu’il eut tourné le coin de la rue, une cinquantaine de chauves-souris passèrent la porte et s’éparpillèrent dans le ciel parisien. Une légère brise d’été se chargeait déjà de disperser le petit tas de cendres qui gisait sur le perron.