La colère de Viracocha
Novembre 2017
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« Inti nous a abandonné. Le soleil s’est détourné de son peuple », ruminait Manco Capac en gravissant le sentier escarpé. L’empereur posa un regard désabusé sur la cohorte désorganisée qui l’accompagnait. Comment son peuple avait-il pu en arriver là ? Comment lui, de lignée impériale, destiné aux plus hautes fonctions à Cuzco, préparé à vivre une vie paisible dans la cité de ses ancêtres, pouvait-il se retrouver à cheminer ainsi, comme le dernier des paysans ?
L’astre solaire disparut derrière les cols andins. La troupe s’arrêta pour la nuit et, bientôt, chacun s’activa à monter le campement. Manco Capac profita de cette effervescence pour se mettre à l’écart et goûter enfin quelques instants de solitude. Cette débandade était de sa faute. C’était lui que le dieu soleil punissait, châtiant par la même occasion l’intégralité de son peuple. Lui, le traître, le lâche, le couard. Lui à cause de qui Atahualpa et Huascar, ses deux frères, derniers descendants de la lignée inca, avaient péri.
Et si, dans la guerre fratricide qui les avait opposés, Manco Capac s’était rallié à Atahualpa et non à Huascar, où en seraient-ils à présent ? Huascar avait été terrassé, ses armées écrasées. Manco Capac et lui, réfugiés à Cuzco, attendaient dignement l’arrivée d’Atahualpa. Il avait gagné. C’était à lui que revenait la couronne. Avec un peu de chance, il se montrerait clément envers ses frères.
Manco Capac se souvenait très clairement de ces semaines d’incertitude, à osciller entre peur pour sa vie et soulagement de savoir l’empire à nouveau réuni. Les messagers le confirmaient : Atahualpa était en approche. Bientôt, d’une manière ou d’une autre, la guerre allait se terminer. Le peuple inca serait à nouveau soudé.
Puis les hommes blancs étaient arrivés. Ils étaient grands, ils avaient le bas du visage mangé par la barbe, ils avaient la peau pâle et ils venaient de la mer. Aucun doute, Viracocha en personne les honorait de sa présence, ainsi qu’il l’avait promis aux ancêtres. Le dieu créateur et sa suite étaient de retour et il convenait de les accueillir dignement. Atahualpa s’était détourné de Cuzco et s’était aventuré à la rencontre de leur dieu. Ensemble, ils avaient cheminé jusqu’à la capitale. Puis le monde avait basculé dans le chaos.
Manco Capac n’oublierait jamais l’arrivée de Viracocha devant les fortifications de Cuzco. Lui et ses hommes étaient beaux et effrayants, si différents du peuple inca. Oui, quand on les voyait ainsi, assis sur leurs animaux gigantesques, le corps recouvert de plaques réfléchissant la lumière d’Inti, on ne pouvait douter de leur divinité. Et pourtant Viracocha, protecteur du peuple andin, s’était retourné contre eux. De son bâton divin était sorti la gerbe d’un feu meurtrier. Le claquement avait résonné comme le tonnerre dans la vallée. Aussitôt, son armée l’avait imité. Quand le feu touchait l’un des indiens, il s’écroulait, tué net par ce pouvoir surpuissant.
Huascar, Manco Capac et leurs troupes affaiblies par trois ans de guerre n’avaient pas pu résister longtemps. Les portes de Cuzco s’étaient ouvertes pour ce dieu vengeur. Ils avaient découvert que Viracocha s’était choisi un nom d’homme pour revenir parmi son peuple. Un nom aux consonances étranges : Fernando Pizarro. Rapidement, il avait fait exécuté Huascar. Manco Capac s’était laissé dire que l’ordre venait d’Atahualpa, mais en ces temps si troublés, qui pouvait en être vraiment certain ?
Manco Capac, lui, avait été épargné. Il n’était que le demi-frère après tout. Il n’avait pas de prétention à devenir empereur, lui. Il était resté en arrière, il avait constaté avec douleur la violence du dieu créateur. Sa Cuzco, sa belle Cuzco était à feu et à sang. Son peuple mourrait sans qu’il puisse le protéger. Que d’heures sombres il avait passé à négocier avec les hommes blancs. Il avait essayé de sauver sa ville, n’est-ce pas ?
Perdu dans les montagnes, les joues rougies par l’air glacé, Manco Capac osa enfin formuler la vérité : non, il n’avait sauvé personne d’autre que lui même. Il n’avait même pas essayé. Ces tractations secrètes avec les dieux n’avaient eu pour seul objectif que de sauver sa peau. S’il se montrait conciliant avec Viracocha, alors peut-être que le dieu, dans sa mansuétude, l’épargnerait. Manco Capac se dégoûtait. Il était lâche. Il avait abandonné ses origines, ses valeurs, sa dignité au profit d’un dieu vengeur et colérique. En plus, depuis quelques jours, il était également parjure. Était-ce pour cela qu’Inti le punissait ? Parce qu’il n’avait pas respecté la parole qu’il avait donné à un dieu ? Ou parce que, plus grave encore, il avait osé douter de la divinité de ce Pizarro. Mais il se rattraperait. Il n’abandonnerait pas les quelques braves qui l’avaient soutenu dans sa folle hérésie. Au bout du voyage, la cité secrète de Vilcabamba allait être le berceau d’un nouvel empire inca. Il redonnerai sa puissance, sa grandeur, sa beauté au royaume andin, et les dieux le récompenseraient pour sa ténacité. Viracocha, le vrai, viendrait chasser l’imposteur.
Car oui, à présent Manco Capac en était convaincu : Pizarro n’avait rien d’un dieu. Ses doutes étaient nés après la trahison d’Atahualpa. Alors que son frère s’était dévolu au bien être des étrangers, Pizarro l’avait fait enfermé puis exécuté de la pire des manières : il avait été décapité. Son âme ainsi séparée de son corps ne trouverait jamais le repos. Atahualpa avait usurpé la couronne à Huascar mais ne méritait pas pour autant un tel sort.
Ses doutes s’étaient confirmés lorsqu’il avait pris conscience que la seule chose qui intéressait Pizarro était l’or. Viracocha n’aurait pas tant insisté sur un tel détail. Le métal jaune abondait ici, et d’ailleurs la majorité était destinée aux offrandes divines. Viracocha recevait plus que son dû, versé deux fois par an dans le feu d’un grand volcan. Il n’avait pas besoin de plus. Il s’en était toujours contenté. Manco Capac ne comprendrait pas ce que Pizarro comptait faire de tant d’or, mais il avait accepté de lui en fournir autant que possible. La vision du métal doré semblait apaiser sa folie destructrice.
Pizarro avait apprécié le geste. Il semblait faire confiance à Manco Capac. Il lui avait offert de reprendre la place de ses frères défunts. De monter à son tour sur le trône de l’empire inca. Manco Capac n’était pas dupe. Tout ce que Pizarro désirait, c’était une marionnette dont l’homme blanc tirerait les fils et qui lui permettrait d’assagir les indiens. Ce trône n’était qu’une illusion de pouvoir, que Manco Capac avait tout de même acceptée. Il avait endormi la méfiance de l’étranger. Il l’avait couvert d’or. Il l’avait laissé saigner à blanc son peuple. Puis il s’était rebellé. Accompagné d’une poignée de braves, il était parti. La nuit avait dissimulé leur fuite, pour un temps. A présent que le deuxième jour était écoulé, Pizarro était forcément au courant de la trahison. Et étrangement, malgré le danger, cette idée soulageait Manco Capac. Sa place était là, dans les montagnes. Sa couronne, il ne la récupérerait que lorsque le royaume se serait libéré de son envahisseur. Oui, au cœur de la nuit, Manco Capac murmura une promesse à Inti et Viracocha. Il allait être celui qui ferait renaître l’empire inca de ses cendres.