La petite passeuse d'émotions
Août 2019
Aux origines, les Dieux étaient tout. Ils avaient créé la Terre, ils l’avaient peuplée d’humains et, pour tromper leur ennui, se divertissaient en régissant la vie de leurs pantins de chair. Ils passaient jours et nuits devant leurs créatures, s’amusaient à leur insuffler des désirs de guerres et de vengeances, se régalaient des épidémies qu’ils propageaient, se délectaient de la montée et de la chute inexorable des civilisations de ces petits êtes surexcités et éphémères.
Pourtant, après plusieurs siècles de jeux, les Dieux se lassèrent. Les combats sanglants, les familles déchirées, les catastrophes naturelles ne les divertissaient plus autant. Peu à peu, les humains avaient pris leur indépendance. Ils avaient trouvé des solutions pour se protéger et, forts de leurs inventions, s’étaient détournés de leurs créateurs. Les Dieux attendaient en vain les offrandes qu’ils avaient l’habitude de recevoir. Mais les pièces d’or et la nourriture raffinée se faisaient rares. Les odeurs d’encens ne venaient plus embaumer leur demeure. La Terre leur était devenue inutile, guère plus intéressante qu’un vieux jouet cassé. Les Dieux s’en détournèrent, bien décidés à utiliser leurs forces à la création d’un nouvel univers. Un univers plus divertissant, et surtout plus obéissant envers ses maitres incontestés.
Cependant, avant d’abandonner définitivement les humains à leur sort, les Dieux décidèrent de punir leurs créatures rebelles. En quittant la Terre, ils emportèrent avec eux toute émotion, tout sentiment. Les humains n’étaient plus que des automates, des êtres doués de rationalité pure, sans la moindre once de sensibilité. Ainsi vengés, les Dieux espéraient que la vie de leurs anciens pantins se dégraderait et que cette race ingrate finirait par disparaitre d’elle-même. Toute émotion aspirée, tout coeur desséché, ils purent déserter cette Terre vouée à la destruction.
S’ils constatèrent un bouleversement dans leurs vies, les hommes ne s’en affligèrent pas. Ils en auraient été de toute façon bien incapables. Ils ne paniquèrent pas non plus, ne s’en réjouirent pas pour autant. Ils étudièrent la situation de manière logique et raisonnée. Ils divisèrent l’humanité en petites communautés autonomes. Les couples se formaient ponctuellement, lorsque la communauté manquait de jeunes. Su au contraire la population venait à croitre plus que de raison, on réfléchissait aux sacrifices les plus efficaces. Des parents tuaient leurs enfants, des enfants exécutaient leurs parents sans le moindre remord, sans la moindre hésitation. Les victimes tombaient sans se débattre. A quoi bon ? Leur mort était planifiée de manière logique et rationnelle, il était normal d’agir ainsi.
Les guerres disparurent. Lorsqu’une communauté manquait d’une ressource, elle allait la réclamer à sa voisine, après avoir savamment calculé comment répartir de manière logique et rationnelle l’objet de leur demande. Trois siècles après le départ des Dieux, les hommes avaient trouvé leur équilibre, régulant leur population, n’agissant que mécaniquement, sans impulsions ni désirs. Ils vivaient car il était logique de perpétuer la race humaine et mouraient car il était logique que leur vie s’achève un jour.
C’est dans ce monde implacable, parmi ces humains déshumanisés, que naquit Aldara. Aldara avait été conçue en novembre, alors qu’une vaste épidémie avait emporté près d’un tiers des enfants de sa communauté. On lui avait choisi une femme forte, dont tous les rejetons avaient survécu et un homme fertile d’une communauté voisine pour favoriser le renouvellement des gênes. Malheureusement pour Aldara, elle vint au monde en juillet, alors que la sécheresse sévissait depuis plusieurs semaines déjà. L’eau manquait et la communauté ne pouvait pas se permettre d’en céder à un nourrisson dont on ne connaissait pas encore la valeur. L’urgence était de privilégier les membres les plus utiles de la société. Ordre avait donc été donné à la femme de se débarrasser du bébé dès sa naissance. Elle avait acquiescé. C’était la meilleure solution, la plus logique.
Lorsqu’Aldara fut expulsée de sa génitrice, celle-ci s’empara du bébé, les mains autour de son cou. Ce fut alors que leurs regards se croisèrent. Les yeux de l’enfant étaient entièrement bleus. Pupille et iris se confondaient dans l’azur du globe oculaire. Et pourtant, dans ce regard uniforme brillait une lueur étrange. Une lueur que la femme ne pouvait décrire. Elle ne possédait pas de mots pour exprimer ce qu’elle voyait dans les yeux de sa fille. Elle ne possédait pas de mots pour comprendre ce qu’il se passait dans son propre corps. Un vide, un puits sas fond dont elle n’avait jamais pris conscience venait de se remplir. Son coeur se mit à battre plus fort, ses yeux s’humidifièrent et, instinctivement, elle pressa l’enfant contre sa poitrine. Pour la première fois de son existence, elle se sentait pleine, entière, alors même qu’elle ignorait quelques secondes auparavant que quelque chose lui avait manqué. La raison lui dictait de se débarrasser du bébé. C’était la meilleur solution. La logique. Pourtant une force étrange l’en empêchait. Elle se sentait incapable de faire le moindre mal à la petite fille.
Sa décision se raffermit quand elle vit le bébé regarder tout autour, les yeux écarquillés, les coins de la bouche remontés vers ses joues rouges. Automatiquement, ses propres lèvre suivirent le même mouvement. C’est à ce moment précis qu’elle choisit de lui donner un prénom. Aldara. C’était doux. C’était inutile et illogique. C’était parfait pour l’enfant.
Les deux femmes présentes pour aider à l’accouchement s’approchèrent. Le bébé babillait encore, ce n’était pas logique. Toutes deux posèrent leurs yeux sur Aldara. Toutes deux furent submergées par cette même idée pressante : quoi qu’il puisse arriver, il fallait protéger la petite fille. Elles aidèrent la jeune mère à s’enfuir. Elles mentirent à la communauté. Elle gardèrent le secret. Trois décisions parfaitement irrationnelles et illogiques. Trois décisions qui pourtant étaient nécessaires. Trois décisions qui, si elles avaient su nommer leurs sentiments, leur procuraient soulagement, joie et fierté.
Aldara et sa mère restèrent cachées huit longues années. Huit ans dissimulées dans les grottes surplombant la vallée dans laquelle leur ancienne communauté s’était établie. Huit ans à se nourrir du contenu des paniers que les deux complices déposaient en secret à l’orée du bois. Huit ans pour que mère et fille découvrent les sentiments.
Rapidement, la mère voulut se choisir un prénom à elle., comme elle avait eu l’impulsion de désigner Aldara autrement que par « l’enfant ». Ce n’était ni logique ni rationnel, mais elle décida de se nommer Kallys. Ces sons lui faisaient plaisir. Etre Kallys, être autre chose que « la femme fertile » ou « la mère chanceuse » lui procurait une joie presque semblable à celle ressentie à la naissance de sa fille.
Les premiers mois, Kallys vécut dans un état de quasi permanente félicité. Elle ne pensait qu’au bonheur de la découverte de ses émotions, à sa chance d’avoir mis au monde une petite fille si extraordinaire, à la communion inédite qu’elle ressentait entre son corps, son coeur et son environnement. Vint cependant le jour où elle découvrit d’autres sentiments.
Kallys découvrit la rancoeur le jour où elle se demanda pourquoi elle avait été éloignée de ses sentiments pendant si longtemps. Elle découvrit la jalousie la jour où Aldara, alors âgée de trois ans, avait préféré consacrer sa journée avec un chat sauvage plutôt qu’avec sa mère dévouée. Elle découvrit l’inquiétude la nuit où, le feu éteint, un ours vint roder autour d’elles, ne repartant qu’après avoir pillé toutes leurs provisions. Elle découvrit l’orgueil le jour où elle réalisa qu’elle était la seule à vivre si intensément, grâce au regard hors du commun d’Aldara. Elle découvrit l’empathie le jour où elle croisa une de ses complice qui lui avoua combien les yeux d’Aldara lui manquaient, combien d’efforts elle devait faire pour cacher ses sentiments à la communauté, combien elle tremblait chaque nuit à l’idée de faire partie des partes calculées rationnellement du lendemain.
Kallys découvrit la tristesse le jour où elle apprit que sa seconde complice, surprise en train de rire, avait été condamnée. Changer l’équilibre de la communauté était dangereux, illogique. La communauté n’était pas en capacité de saisir l’origine de la différence de la femme. La communauté s’était rendue compte que lorsque la femme tordait la bouche vers ses joues, elle avait des réactions irrationnelles, illogiques. La communauté ne pouvait pas se permettre d’avoir un élément faible. La femme devenait dangereuse. Pour la survie de la communauté, il fallait la sacrifier. C’tait rationnel et logique : pas d’élément perturbateur au sein de la communauté. Rien qui risquerait de la fragiliser.
Kallys découvrit enfin la solitude lorsque, au bout de huit ans d’isolement, elle prit conscience que la communauté lui manquait. Elle désirait qu’Aldara puisse découvrir la logique rassurante et implacable du groupe. Elle avait conscience du danger. Conscience qu’Aldara pouvait être rejetée. Mais qu’importe. La logique lui conseillait de rester dissimulée mais son désir de retourner auprès des siens fut le plus fort.
Lorsque Kallys prit la décision de redescendre de la montagne, Aldara avait huit ans. Ses yeux étaient toujours aussi uniformément bleus. Son inaltérable sourire était toujours accroché à ses lèvres. Elle portait toujours un regard curieux et admiratif sur le monde. Des nuances de bleu se propageaient dans ses prunelles, fidèles indicatrices des émotions qui traversaient l’enfant. Sa mère lui proposait une nouvelle aventure. Elle avait hâte de découvrir des congénères, d’autres gens semblables à elle.
La mère et la petite fille passèrent l’entée du village. Aussitôt, plusieurs hommes se précipitèrent vers elles. S’ils reconnaissaient Kallys, la femme paria disparue, ils n’arrivaient pas à identifier l’enfant à ses côtés. C’était illogique, et donc une potentielle menace à éliminer. Pourtant, d!s qu’ils croisèrent les yeux d’Aldara, ils oublièrent tout danger. Bien au contraire, il fallait protéger la petite fille. Et surtout la présenter au reste de la communauté. Ils ignoraient pourquoi, mais la présence de l’enfant leur paraissait essentielle. Une chance, un cadeau pour l’ensemble du village.
Si, au départ, leur petite procession passa inaperçue, au fur et à mesure que les habitants croisaient les yeux bleus d’Aldara, ils lui emboitaient immédiatement le pas, désireux de comprendre ce que la fille avait déclenché chez eux. Ils avaient savoir, rationaliser cette découverte à la fois intime et générale, à la fois bouleversante et dune naturelle simplicité. Il ne fallut guère plus d’une journée pour que toute la communauté soit initiée, pour qu’hommes, femmes et enfants renouent avec les sentiments.
Imperceptiblement, l’organisation de la communauté commença à évoluer. Lorsque les habitants demeuraient auprès d’Aldara, ils étaient irradiés de sentiments positifs. Ils étaient admiratifs, curieux, empathiques, heureux, amoureux… Cet état de félicité se prolongeait de nombreuses heure après la rencontre avec l’incroyable enfant. Cependant, s’ils en restaient éloignés plusieurs jours affilée, leurs émotions se dégradaient. Ils devenaient possessifs, jaloux, aigris, colériques, envieux. Les disputes, auparavant inexistantes, se multiplièrent. Ceux qui n’avaient pas croisé les yeux d’Aldara depuis plus d’une semaine étaient les plus virulents. Les disputes se transformèrent en altercations, les altercations en bagarres, les bagarres en véritables rixes.
Le conseil hebdomadaire n’érigeait plus la rationalité au coeur de la prise de décisions. L’esprit de communauté s’étiola peu à peu, les verdicts rendus favorisant l’individualité au dépend de la logique. Le village glissait peu à peu dans le chaos. Il fut alors décidé deux choses. Aldara devait assister à chaque conseil. Ainsi, en sa présence, les vindictes tombaient d’elles-mêmes et les décisions, bien qu’encore animées par des pulsions personnelles, s’en trouvaient améliorées. Plus heureux, plus doux, les villageois mettaient bien plus volontiers leur rancoeur de côté pour aider chacun.
La deuxième décision fut de mettre à l’écart les membres de la communauté les plus vindicatifs. On prit alors conscience que, prises de contact avec Aldara, leurs émotions s’altéraient peu à peu et finissaient par s’effacer pour laisser place aux hommes de logique des origines. selon eux, la meilleur solution, la plus rationnelle, était d’éloigner Aldara de la communauté. Petit à petit, les villageois finiraient par se désintoxiquer, par retrouver leur lucidité actuellement polluée. Pourtant, leur proposition se heurta à un mur implacable : l’amour pur et profond que l’enfant inspirait à ceux qui la regardaient.
Les années passèrent et la scission dans la communauté se fit plus forte. De plus en plus nombreux étaient ceux qui préféraient se tenir à l’écart des yeux d’Aldara. Ils désiraient retrouver la quiétude d’antan, cet état si simple où leurs émotions ne les tiraillaient plus. A l’inverse, les villageois attachés à leurs sentiments, positifs ou négatifs, défendaient avec d’autant plus de ferveur leur droit à ressentir. Ils était de ceux qui clamaient que même si les sentiments compliquaient le quotidien, ils permettaient également de le rendre plus intense, plus noble. Ils lui donnaient un sens.
Au centre de ces deux clans se tenaient Aldara et Kallys. La mère avait passé tant de temps avec sa fille que ses émotions s’étaient définitivement gravées en elle. Elle avait tout expérimenté, et la distance avec le regard azur d’Aldara n’avait plus d’impact sur son ressenti. Ses tempêtes intérieures se calmaient seules. Ainsi, Kallys avait pu, au fil du temps, développer une véritable personnalité, un authentique goût pour l’entraide, un vrai plaisir à se mettre au service de sa communauté. Mais, avant tout, elle utilisait le respect qui lui avait été conféré par la sagesse de ses déclarations et la justesse de ses interventions pour protéger son extraordinaire fille.
C’était elle qui avait réussi à convaincre les parents les plus méfiants de laisser leurs enfants jouer avec Aldara. C’était elle qui avait constaté, à sa plus grande satisfaction, que les membres les plus jeunes de la communauté fixaient également leurs propres émotions. En grandissant, ils conservaient leur capacité à aimer, rire, pleurer ou se mettre en colère sans qu’Aldara ne les influence. Mais surtout, ce fut elle qui insista pour que les deux clans de la communauté continuent à vivre ensemble, malgré les difficultés et les concessions à faire de part et d’autres. Cependant, ses efforts pour une réconciliation des deux camps étaient toujours restés vains.
Quand Kallys mourut, Aldara avait 21 ans. Une centaine d’adolescents et d’enfants avant acquis leurs sentiments, une autre centaine d’adultes continuaient à la suivre pour régulièrement se plonger dans ses yeux bleus, mais la majorité de la communauté avait fini par se rallier au clan des rationnels. Et surtout, aucun autre bébé n’était venu au monde avec un regard similaire au sien. Ses partisans avaient de moins en moins d’influence au conseil et la sage Kallys n’était plus là pour défendre sa fille. Aldara comprit qu’il était tempos pour elle de partir.
Cependant, avant d’abandonner définitivement la communauté qui l’avait vue grandir, elle décida de laisser derrière elle un cadeau, une offrande à tous ceux qui désireraient, ponctuellement, revivre l’intensité d’un sentiment. Dans une série de fioles, elle capture l’éclat d’un rire, le bruit d’un baiser, la fragilité d’une larme, l’intensité d’un cri de colère, le souffle d’un soupir, la délicatesse d’un sourire. Elle confia ses précieux trésors à l’adolescent de la communauté qui avait la plus possession de ses sentiments. Il n’avait qu’à ouvrir quelques secondes la fiole voulue devant la personne en quête d’émotions pour qu’elle les revive instantanément, avec l’intensité d’un réelle bonheur, d’une réelle peine, d’un réel amour. Ces cadeaux étaient puissants, et l’adolescent promit de n’utiliser les fioles qu’à bon escient.
Alors Aldara s’éloigna du village. Elle traversa la montagne et partit en quête d’autres hommes. Des hommes prêts à accepter la violente douceur, la complexe simplicité de leurs émotions.