Les Bannis
Novembre 2017
NaNoWriMo arrangé : une nouvelle par jour pendant un mois
Ce fut lorsque Shany atteignit ses seize ans que les choses commencèrent à changer. Les variations étaient au départ si subtiles que l’adolescente croyait les avoir rêvées. Pourtant, au fil des semaines, elles se firent de plus en plus marquées, au point qu’il devenait impossible de les ignorer. Les professeurs étaient plus souples avec elle, ne relevant plus ses multiples absences. Ils la laissaient vagabonder à sa guise dans la forêt jouxtant l’école et la gratifiaient de larges sourires lorsqu’ils la croisaient au détour d’un couloir.
Ses camarades de classe également avaient adopté une attitude étrange. Les messes basses se multipliaient à son passage, les chuchotements s’éteignaient dès que Shany se trouvait à portée d’oreilles. Si les élèves n’osaient plus venir lui parler, elle lisait une admiration profonde dans chacun de leurs regards. Une sorte de déférence doublée d’un éclat qui paraissait être de l’espoir.
La seconde étape des changements fut bien plus troublante pour Shany : l’univers lui-même se mit à frémir en sa présence. Une fleur qui changeait de couleur. Un objet qui se déplaçait tout seul. Une lumière allumée alors que Shany aurait juré l’avoir éteinte. De simples erreurs d’inattention, pas vrai ? Rien d’alarmant, elle avait mal regardé, elle avait l’esprit ailleurs, voilà tout. Puis le phénomène s’accentua. Le sol de terre battue se transformait en herbe verte. Les aiguilles de sa montre sautaient aléatoirement d’un chiffre à l’autre. Pire encore, les gens semblaient apparaitre et disparaitre dans son entourage.
A chaque fois que l’une de ces manifestations inexplicables se produisait, Sony observait craintivement autour d’elle. Etrangement, personne ne semblait inquiet. Au contraire, dans ces moments, les témoignages de sympathie à son égard se décuplaient.
L’apogée fut atteinte une après-midi de novembre, trois mois après l’apparition des premiers phénomènes. Alors que Shany rêvassait au fond de la salle de classe d’astronomie, elle fut propulsée… ailleurs. Elle ne trouvait pas d’autres mots pour décrire cet espace étrange. Enfin, espace… Même cela était loin d’être sûr. Autour d’elle, il n’y avait rien. Seulement du vide. Ses pieds ne reposaient sur rien de tangible. Une seule chose régnait en maitre. Une couleur, gris sale. Omniprésente. Shany ne pouvait pas bouger. De toute manière, ça ne lui était même pas venu à l’esprit d’essayer. Pour cela, encore aurait-il fallu qu’elle possède un corps, et cette simple idée lui paraissait stupide.
L’effet ne dura que le temps de ces quelques pensées. De manière aussi brutale que ça avait commencé, ça avait disparu. Shany était allongée au sol, au beau milieu de la classe plongée dans un silence de plomb. Tous les yeux étaient braqués sur elle. Les joues écarlates, Shany s’enfuit. Il fallait qu’elle parle à quelqu’un de ces phénomènes. Quelqu’un qui pourrait la croire. Quelqu’un en qui elle avait confiance. Cela ne pouvait plus durer.
Elle courut à travers les couloirs, claqua des portes, bouscula ces gens qui ne voyaient rien, qui continuaient à lui sourire chaleureusement. Elle franchit l’enceinte de l’école, s’engouffra dans un métro et en ressortit vingt minutes plus tard. Elle remonta quelques rues de plus au pas de course et s’arrêta, essoufflée, devant une porte de bois rouge. Batz, lui, allait l’écouter. Son frère allait la comprendre. Il avait la conseiller. Il savait toujours comment la rassurer.
Shany ne s’étonna pas de voir Batz lui ouvrir la porte avant qu’elle n’ait sonné. Elle ne remarqua pas que cette lueur d’espoir brillait également dans les prunelles de son frère. Elle se contenta de suivre Batz dans son salon et de s’asseoir dans son fauteuil préféré, celui en cuir râpé. C’est là qu’elle apprit enfin la vérité. Celle que tous connaissaient depuis leur plus jeune âge. Tous sauf elle.
Batz lui expliqua que leur ville entière avait été bannie des siècles auparavant hors de l’espace-temps de la Terre. Depuis, ils vivaient en parallèle de leur planète d’origine avec un seul espoir fou : retourner d’où ils venaient. Les plus grands scientifiques de toutes les époques s’étaient penchés sur la question. Ils avaient découvert de minuscules failles de l’espace-temps, des accrocs qui les reliaient encore à la Terre. Seule une poignée d’habitants étaient sensibles à ces déchirures spatio-temporels. Shany était l’un d’entre eux. Elle était le nouvel espoir de ce peuple exilé. Elle était celle qui pourrait peut-être tout faire changer.
Lorsque Shany ressortit de chez Batz, elle avançait avec précaution, les yeux fouillant la rue. Quitter le cocon réconfortant de la maison de son frère lui paraissait être un déchirement. Le poids de ses nouvelles responsabilités s’était écroulé sur ses épaules et menaçait de l’écraser à chaque instant. Elle voyait tout d’un oeil neuf, comprenait enfin chaque regard, chaque signe d’encouragement. Le seul point positif dans ce grand chamboulement lui apparut plus tard : les phénomènes s’étaient stabilisés. Ils apparaissaient beaucoup moins fréquemment, beaucoup moins brusquement, et elle avait réussi à contrôler les quelques uns qu’elle croisait encore. Ce n’était que des illusions finalement, des manifestations des failles.
Cela dit, tout cela ne lui indiquait pas ce qu’elle devait faire. Comment sauver sa ville ? Dans l’impossibilité de trouver une réponses satisfaisante, Shany abandonna. Elle ne voulait pas se poser de multiples questions, elle voulait retrouver sa vie calme d’avant les phénomènes. Ils étaient d’ailleurs beaucoup plus rares à présent, tellement qu’elle pouvait faire semblant que toute cette histoire n’avait été qu’un vaste rêve. Faire semblant de tout oublier.
L’année s’acheva, la suivante commença. L’hiver céda sa place au printemps, et quand les premiers bourgeons eurent éclos, Shany avait totalement oublié le rôle qui lui était imparti. C’était tellement plus simple ainsi. C’est pourquoi elle eut besoin de plusieurs secondes pour comprendre ce qui lui arrivait le jour où, alors qu’elle était tranquillement allongée dans l’herbe, la peau chauffée par le soleil de juin, elle fut à nouveau propulsée dans l’espace vide et gris.
Shany se rendit compte qu’elle savait confusément ce qu’elle avait à faire. Ce vide, c’était le trou qu’avait laissé sa ville en changeant d’espace-temps. Si elle arrivait à sentir quelque chose, n’importe quoi de solide, elle serait en mesure de rétablir le contact. Pour cela, elle envoya son esprit le plus loin possible, dans toutes les directions du vaste espace. Le gris devait bien avoir un début, une fin, une limite quelconque, un bord qu’elle pourrait saisir.
Cette première tentative se solda par un échec. Cependant, les transferts se multipliaient et se rallongeaient. Elle passait à présent plusieurs heures par jour dans le monde vide. On ne la voyait presque plus en cours, trop occupée qu’elle était à trouver le bord du gris. Elle en était tout proche, elle le savait. Juste un peu plus loin, un peu plus longtemps. Elle avait retrouvé l’intérêt pour sa mission. Le poids des responsabilités s’était transformé en une exaltation plus forte à chaque transfert. Là-bas, elle perdait consistance. Dans ce monde étrange qu’elle seule pouvait atteindre, elle était la reine absolue.
Puis, un jour, Shany ne rentra pas. Son corps n’était plus qu’une coquille vide, abandonnée sur un lit. On attendit deux semaines, mais elle ne se réveilla pas. Alors, dans un soupir, Batz la retourna sur le ventre, souleva ses cheveux, ouvrit la trappe cachée dans sa nuque et en tira un circuit minuscule. Il allait encore devoir changer la programmation. Peut-être en accentuant le libre arbitre ? En renforçant ses sentiments altruistes ? Dans tous les cas, il n’avait plus qu’à tout recommencer. Encore une fois. Et espérer qu’un jour il réussirait à mettre Shany au point. En attendant, lui et tous les autres resteraient bannis hors du temps.