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Les foulards noirs

Juin 2018

Texte écrit pour un concours de nouvelles. Thème “Du noir sous les pavés”

L’inspecteur Pierre Durand jeta un oeil à la pendule accrochée face à son bureau. Il ne voulait pas encore se l’avouer, mais il était inquiet. Son agent aurait du venir lui faire son rapport depuis déjà quatre heures. Pourtant, le jeune Claude était quelqu’un de fiable, qui partageait avec son chef le goût de la ponctualité. S’il ne s’était pas présenté au rendez-vous, c’est que quelque chose lui était arrivé. Cela dit, l’inspecteur Durand refusait de se laisser aller au défaitisme. Après tout, l’ambiance à Paris était électrique ; la capitale était au bord de l’explosion. Son agent se sera trouvé emporté dans une manifestation et n’aura pas voulu compromettre sa couverture.


Il fallait bien avouer que dans ces heures troubles, avoir un informateur au sein même de l’université de Nanterre était des plus appréciables. Claude était intelligent et jovial, il n’avait pas tardé à créer des liens avec les étudiants et s’était peu à peu infiltré dans le cercle des révoltés. Depuis le mouvement du 22 mars, la manifestation contre la guerre du Viet-Nam et les arrestations qui avaient suivi, la faculté de Nanterre devenait une bombe à retardement, capable de lâcher un vent d’insurrection sur toute la capitale? Dans ce climat de grèves à répétitions et d’augmentation de la précarité, l’engagement des étudiants était perçu par certains comme un souffle nouveau dans une France vieillie. Pour Pierre Durand, il s’agissait surtout de la promesse de longs ennuis à venir, et le retard de Claude n’était probablement que le plus minime d’entre eux. 
L’inspecteur consulta à nouveau la pendule. 19 heures. Il devait se faire une raison, Claude ne viendrait plus à présent. Il ouvrit le cahier où il consignait méticuleusement toutes ses activités au poste, sortit sa plume et écrivit en lettres minuscules, presque illisibles pour un oeil non exercé : « 29 avril 1968, 19 heures et 3 minutes. Claude n’est pas venu présenter son rapport hebdomadaire. Je lui laisse encore toute la journée de demain pour se manifester. »


Il referma méticuleusement son cahier, en lissa la couverture, enfila son pardessus marron et sortit de son bureau en ayant pris soin d’éteindre toutes les lumières. 

 

Cette fois-ci, la situation était critique. Malgré tous ses espoirs, l’inspecteur Durand ne pouvait plus nier que quelque chose s’était produit. Claude était toujours introuvable, et la fac de Nanterre semblait plus menaçante que jamais. Il n’avait plus le choix, il devait aller sur place à la recherche de son agent. Pour autant, Durand n’était pas stupide. Il avait parfaitement conscience qu’un officier de police serait mal reçu dans l’enceinte de l’université : hors de question d’y aller en uniforme. D’ailleurs, il n’avait officiellement aucun homme sur place. Il devrait donc mener son enquête en dehors de ses heures de fonction. Lorsqu’il se regarda dans son miroir, avec son chapeau mou et son pardessus, il eut l’impression que son métier lui était placardé sur le corps bien mieux que s’il avait porté son uniforme noir. 


Il se sentit plus vieux que jamais au milieu des étudiants. Lui que la quarantaine avait rendu grisonnant se démarquait vivement de cette jeunesse bouillonnante et vindicative. Les banderoles fraichement peintes, les slogans scandés entre les bâtiments du campus, l’activité survoltée lui donnaient raison : quelque chose d’énorme prenait naissance sous ses yeux. Quelque chose que personne ne pourrait stopper. Et Claude avait peut-être eu des ennuis. En tout cas, les jeunes gens, bien trop affairés à leurs préparatifs, ne paraissaient pas vouloir lui accorder la moindre attention. 


Durand eut toutes les peines du monde à se faire écouter par les volées d’étudiants qui s’égayaient en tous sens. Enfin, il put attraper au passage le bras d’une jeune fille, une petite blonde dont les cheveux coupés dans un carré sage s’étaient emmêlés dans l’excitation du moment. La demoiselle n’avait visiblement qu’une seule hâte : retrouver le groupe qu’on lui avait forcé d’abandonner. De mauvaise grâce, elle finit par reconnaitre qu’elle connaissait bien un Claude Blanc, que non, elle ne l’avait pas vu récemment mais que son amie Annie le fréquentait. Elle aurait surement plus de renseignements à lui transmettre. Puis, dévisageant l’intrus de haut en bas, elle lui dit d’un air suspicieux « Qu’est-ce que vous lui voulez, au fait ? Vous êtes de la police ? »
L’inspecteur la rassura rapidement. Il réussit visiblement à convaincre celle qui avait indiqué s’appeler Martine puisque trois minutes plus tard, ils arpentaient tous les deux les couloirs de l’université à la recherche de la fameuse Annie. Ils croisèrent un groupe de jeunes étudiants regroupés autour d’un garçon exalté qui leur expliquait pourquoi la révolte était nécessaire. 


« Daniel… » soupira la jeune guide, des étoiles au fond des yeux.


- Daniel ? 


- Cohn Bendit. C’est l’un des chefs de notre mouvement. 


Durand se retourna pour jeter un regard réprobateur à ce garçon au visage rond et aux cheveux en bataille. Encore un de ces beaux parleurs qui pensaient pouvoir changer le monde par leurs discours poignants. Il continuait à marcher d’un pas vif, sans pour autant quitter des yeux le jeune homme qui faisait les cent pas dans le couloir, sous les yeux béats de la foule d’admiratifs. L’espace d’un instant, il ne fit plus attention au chemin devant lui. Un instant qui lui suffit pour percuter Martine de plein fouet. La blondinette s’était arrêtée dans le couloir, face à une porte, figée. Au départ, elle resta parfaitement immobile. Se furent ses épaules qui commencèrent d’abord à tressauter, puis tout son corps fut pris de tremblements. Enfin, elle se mit à crier. Alarmés, la dizaine d’étudiants qui trainaient dans le couloir se précipitèrent. Un coup d’oeil en arrière apprit à l’inspecteur que la bande d’admirateurs de Cohn Bendit ne prêtait pas attention au tapage, habitués qu’ils étaient à entendre cris et slogans dans les couloirs.


Durand attrapa la jeune fille par les épaules et l’assit contre le mur. Ce faisant, il put découvrir la cause des réactions de sa jeune guide. La porte qu’elle avait ouverte donnait sur une petite pièce, presque un débarras. Au sol, gisait une jeune fille. Les yeux exorbités, le teint bleu, elle avait encore autour du cou le mince foulard noir qui avait probablement servi à l’étrangler. Dès qu’il la vit, l’inspecteur devina l’identité du cadavre. Les cris autour de lui ne firent que confirmer sa première impression : Claude était toujours introuvable et Annie ne pourrait plus jamais l’aider à le localiser. 


Durand s’enfuit de la fac plus qu’il ne la quitta. Il avait déjà vu des cadavres au cours de sa carrière, mais les yeux vitreux d’Annie flottaient dans sa tête. Il avait été impressionné de constater avec quelle indifférence le corps de la malheureuse avait été transféré. Dans l’agitation qui régnait à Nanterre, le cadavre avait à peine été remarqué. Quant aux rumeurs, elles couraient vite mais dans ces temps troublés, plus personne ne savait à qui se fier. Annie était morte dans l’indifférence la plus totale. 


Avisant une cabine téléphonique, l’inspecteur fouilla ses poches. Il lui fallait tout de même tenter d’appeler au domicile de son agent. Il introduisit la pièce qu’il avait trouvé au fond de son pardessus, décrocha le combiné et composa le numéro. Les sonneries s’égrenèrent dans le vide. Le pauvre était-il au courant que son amie était décédée ? Une pensée frappa brusquement l’inspecteur : Claude avait-il une quelconque relation avec l’assassinat ? Il repoussa rapidement cette idée : il avait une confiance absolue dans ce jeune homme, jamais il n’aurait pu agir de la sorte. 

 

Le lendemain était férié. Fidèle à ses traditions, et malgré la charge de travail qui s’accumulait, l’inspecteur ne sortit pas de chez lui. Il essaya de passer sa nervosité sur son piano, mais les touches noires et blanches ne suffirent pas à le calmer. Ses doigts crispés n’enfonçaient pas les bonnes notes, les accords dissonants qui en résultaient faisaient résonner dans son crâne le cri de désespoir de Martine. C’était décidé, dès le lendemain il retournerait à Nanterre et prendrait des nouvelles de la jeune fille. 

Il ne pensait pas retrouver l’université dans un état plus critique encore que lors de sa première visite deux jours plus tôt. Les étudiants avaient décrété une journée anti-impérialiste et occupaient les amphis, au grand désespoir de la direction qui menaçait de fermer la fac. Dans ce désordre complet, Durand réussit à reconnaitre le beau parleur du couloir, le fameux Daniel qui semblait tant impressionner Martine. Debout sur une estrade, il enjoignait ses camarades à une révolte plus totale, en union avec les représentants de la Sorbonne qui étaient venus leur rendre visite. 


Dès la fin de son discours, Durand se faufila jusqu’au jeune homme pour lui demander des nouvelles de l’étudiante blonde. Il s’inquiéta au plus haut point en apprenant qu’elle semblait encore traumatisée des événements de l’avant veille mais fut immédiatement soulagé de savoir qu’elle avait été aperçue le matin même au troisième étage du bâtiment principal. Il s’élança dans les escaliers, bien décidé à réconforter la jeune étudiante. Après tout, s’il n’était pas venu ce 30 avril, s’il ne l’avait pas croisée, elle serait actuellement dans l’amphi avec tous les autres, son enthousiasme intact, sa passion pour la révolte en cours brillant dans ses yeux, son sourire dirigé vers Daniel.  
Il fouilla l’étage de fond en comble sans la trouver. Il monta un escalier supplémentaire, ouvrit plusieurs salles au hasard et enfin la découvrit. Pendue au plafond par un mince foulard noir. Durand se précipita pour la décrocher, mais, malgré tous ses efforts, ne parvint pas à la réanimer.  Au passage, il ne put s’empêcher de remarquer le foulard. En soie, comme celui qui avait tué Annie. Noir également, avec de fines broderies ton sur ton, comme celui qui avait enserré le cou d’Annie. Il s’agenouilla auprès du corps sans vie de Martine et se passa une main sur le visage. Il avait le sentiment tenace d’avoir été la cause de ces deux morts. Qu’avait-il fait ? Dans quoi avait-il embarqué les jeunes étudiantes ? Une autre question tournait dans son crâne, lancinante : était-ce Claude le coupable ? Et si non, était-il encore en vie ? 

Il ne s’était pas trompé au moins sur un point. La tempête s’était déchainée depuis Nanterre. La journée du 3 mai avait vu s’embraser la révolte estudiantine. Depuis la Sorbonne, ils avaient conquis le Quartier Latin, et opposaient barricades, slogans et pavés aux forces de police. Mais l’inspecteur Durand eut le triomphe modeste. Il n’avait pas le temps de constater qu’encore une fois son flair légendaire avait raison, que les agissements des étudiants de Nanterre allaient affecté tout Paris. Il n’avait toujours pas retrouvé la trace de Claude, et la situation devenait critique. Il avait eu l’occasion, entre deux jets de pavé, d’interroger ceux qu’il avait fréquenté au cours de sa mission d’infiltration. Tous étaient formels, il n’avait pas été revu depuis le 28 avril. Pire encore, certains pensaient que ses idées trop fermées, trop en désaccord avec ceux de la révolte avaient pu attirer des étudiants extrêmes, ceux qui étaient prêts à tout pour sortir la société de ses gonds. D’autres rumeurs courraient à son sujet. On racontait que ce n’était pas un vrai étudiant, qu’il n’était là que pour renseigner les flics des agissements des étudiants. Certains auraient voulu se venger. Durand sentit une goutte de sueur perler le long de sa tempe et glisser dans son cou pour aller se perdre dans son dos. 


Il profita du chaos dans lequel était plongé Paris pour se faufiler dans la fac de Nanterre, officiellement fermée. Il ne se définissait pas comme quelqu’un de peureux, mais il était vrai que se promener seul dans les couloirs déserts, passer devant les salles qui avaient déjà accueilli deux cadavres et fouiller le complexe à la recherche d’une éventuelle troisième découverte macabre avait tendance à l’inquiéter quelque peu. 


La nuit commençait à tomber, un crépuscule gris et glauque recouvrait l’université. C’est à ce moment-là qu’il le retrouva. A juger de son état, le décès datait de plusieurs jours déjà. Il était caché à proximité de la fac, au bord du bidon-ville. Là, les encombrants divers fournissaient de parfaites cachettes. Claude reposait sous une plaque de tôle, le teint bleui, un  mince foulard de soie noire autour de cou. 


Cette fois-ci, ce ne fut ni surprise ni abattement qui saisirent Durand. Non, c’était la colère, une colère profonde, acérée. Une colère grondante, qui lui donnait envie de hurler, de frapper, de retrouver le coupable et de lui faire personnellement payer pour ce qu’il avait fait subir à son meilleur agent, à son préféré, à celui qu’il considérait presque comme son petit frère. Le pudique inspecteur ne lui avait jamais fait part de l’affection qu’il lui portait. Lui-même d’ailleurs n’avait pas réellement eu l’occasion de réaliser combien il appréciait le jeune homme. Toute cette estime, tout ce respect, toute cette amitié qu’il avait pour lui remontaient à présent à la surface, dans une boule d’émitions d’une souffrance indicible. 


La douleur le déconcentra. Il ne put entendre les bruits de pas derrière lui. Il n’eut pas le temps de réagir lorsqu’une poigne violente le saisit par derrière. La dernière chose qu’il entendit furent quelques mots sifflés à son oreille « Pas de flics chez nous ». La dernière chose qu’il vit fut un foulard noir passer devant ses yeux. La dernière chose qu’il sentit fut la douceur de la soie qui se serrait autour de son cou. Le sang se mit à battre plus fort dans ses tempes, sa respiration se fit sifflante, ses poumon se vidaient peu à peu de leur air. Puis se fut le néant. 

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