Les sortilèges de la Dame rouge
Juillet 2018
Texte écrit pour un concours de nouvelles. Sujet libre
Le prévôt haussa les épaules.
- Ecoute, bonhomme, il y a des centaines d’habitants dans cette ville, et au moins autant de complots et de tentatives de meurtre, des vrais. Je n’ai pas le temps pour tes bêtises, alors file avant que je ne me fâche.
La porte claqua. L’entrevue était terminée, laissant Pierre désemparé. Le bruit de la porte se fermant brutalement sur ses espoirs résonnait encore sous son crâne. Peu à peu, l’adolescent sortit de son hébétement. Le bourdonnement de la ville, la cohue de la rue, la puanteur de l’air refirent surface. Il prit conscience qu’il se trouvait au beau milieu du chemin et que les passants, pressés, commençaient à pester autour de lui. Pierre aussi était en retard. En hâte, il reprit sa route.
Le soleil se levait à peine lorsqu’il déboucha dans la Rue Neuve Notre Dame. La cathédrale de Paris, encore inachevée, projetait son ombre majestueuse sur les maisons alentours. Bien qu’il ne fut qu’à peine 7 heures, le chantier était déjà en pleine effervescence. Pierre leva les yeux vers la flèche qui se dessinait sur le ciel bleu. Verrait-il un jour la fin de ce chantier titanesque commencé un siècle et demi plus tôt ?
Un choc suivi de vociférations le ramenèrent à la réalité. Tout à ses rêveries, il avait oublié de regarder où il mettait les pieds et venait de percuter de plein fouet un homme endimanché aux allures bourgeoises. Pierre se confondit en excuses et s’éloigna ventre à terre sous le regard courroucé du passant. Il emprunta le Petit pont, longea les quais et tourna vers la Bièvre. Un coup d’oeil vers le soleil levant lui confirma qu’il était en retard.
En toute hâte, il traversa la cour et déboula dans l’atelier de son maitre. Les trois autres apprentis étaient déjà là, à préparer les couleurs, mais maitre André n’était pas encore arrivé. Pierre s’installa à sa place, le souffle court, et fit mine de s’absorber à la tâche. A côté de lui, un jeune garçon d’une dizaine d’années trépignait d’impatience. Voyant que Pierre n’allait pas déclencher la conversation, il se pencha vers lui et souffla, avec une voix pleine d’espoir et des yeux brillants.
- Alors ?
Pierre haussa les épaules.
- Il a à peine voulu m’écouter. Il va falloir qu’on se débrouille seuls.
L’arrivée de maitre André coupa court à la conversation. Les quatre garçons se levèrent d’un seul bond. Le teinturier les salua d’un signe de tête, s’installa devant ses écheveaux de laine et commença à mélanger ses pigments. Toute la journée, le maitre et ses apprentis travaillèrent sans échanger la moindre parole. C’était à peine si le vieux teinturier jetait de temps à autres un regard désabusé sur ce que faisaient ses jeunes protégés. Les couleurs prêtes, les « ongles bleus », comme on aimait à les surnommer, remplirent de grandes bassines, y disposèrent les draps de laine, retroussèrent leur pantalon jusqu’aux genoux et piétinèrent le linge jusqu’à ce que la couleur imprègne le tissu.
Les apprentis n’avaient qu’une petit demi-heure pour le déjeuner. Ereintés, Pierre et Jean, son comparse, avalèrent leur repas sans évoquer à nouveau l’échec du matin auprès du prévôt. Ce n’est que le soir venu, une fois la journée de labeur achevée, que les deux adolescents purent souffler un peu et enfin revenir sur leurs mésaventures.
- Il n’a pas voulu me croire. On va devoir agir nous-mêmes.
Jean frissonna.
- Je ne veux pas retourner là-bas…
- Allez, un peu de courage ! Imagine comme on deviendra riche, si on arrive à s’en occuper ! On pourra même ouvrir notre propre atelier.
Jean ne parut pas convaincu. Contrairement à Pierre, il avait grandi à la campagne, où on ne plaisantait pas avec la sorcellerie. Et ce que les deux compères avaient vu dans cette cave la semaine précédente était tout sauf catholique. Devinant son hésitation, Pierre insista.
- Ils parlaient du roi. On est tombé sur quelque chose d’énorme. C’est peut-être la chance de notre vie !
- Ou notre meilleure occasion de mourir ensorcelé, grommela Jean, boudeur.
- Bon, si tu ne veux pas m’accompagner, libre à toi. Moi, j’y vais. Et je penserais à toi lorsque le roi m’offrira un palais pour me remercier de l’avoir sauvé.
Le jeune garçon prit la direction de la cave d’un air bravache, sans se retourner. Pourtant, il fut tout de même profondément soulagé lorsqu’il entendit Jean le rattraper. Malgré ses grandes déclarations, il ne se sentait pas très fier de devoir affronter des mages noires. Mais sa réputation était en jeu. Du haut de ses quatorze ans, il ne pouvait pas se permettre de passer pour un lâche.
A mesure qu’ils approchaient, Pierre devait presque tirer son acolyte pour l’empêcher de s’enfuir. A plusieurs reprises, Jean lui avait suggéré de retourner seul à la cave mais Pierre ne s’en sentait pas le courage. Il rêvait encore de ce qu’il y avait vu et se réveillait en sueur, tremblant. Pourtant, derrière les palpitations de stress, il reconnaissait l’excitation de l’aventure. Il voulait savoir ce qu’il se passait dans cette cave. Il voulait comprendre ce que tramaient ces hommes encapuchonnés de noir. Mais surtout, il voulait revoir la femme qui paraissait diriger l’étrange cérémonie.
C’était d’elle dont il rêvait le plus. De ses longs cheveux noirs qui lui cascadaient dans le dos. De la robe de velours rouge sombre dont elle était parée. De sa peau où commençait à peine à se dessiner quelques rides, soulignées par la lueur dansante des torches. De ses yeux révulsés lorsqu’elle fredonnait sa litanie incompréhensible. Il rêvait des mots mystérieux aux consonances étrangères qui s’élevaient dans la cave. La cérémonie lui avait laissé une si forte impression qu’il craignait avoir été envouté. Il devait y retourner, revoir la femme de ses yeux, se persuader qu’il n’avait pas rêvé.
Le soleil était sur le point de se coucher lorsque les deux apprentis se mirent en route. Les rayons rasants éclairaient la Conciergerie d’une lueur rose qui rendait le paysage presque surnaturel. Pierre et Jean se glissèrent parmi les passants qui se pressaient encore sur le Pont au change, traversèrent la Seine et se faufilèrent sur les quais. Là, derrière les étals, se trouvait l’entrée des souterrains qu’ils parcouraient depuis des mois. Après des nuits d’exploration, ils en connaissaient par coeur les moindres dédales et auraient pu retrouver le chemin de la cave dans l’obscurité la plus profonde. Pourtant, les deux apprentis allumèrent chacun une torche avant de se fondre dans la gueule noire du souterrain.
Ils marchèrent l’un derrière l’autre pendant environ un demi-heure. La respiration saccadée de Jean et le bruit de ses pas dans son dos rassurait Pierre tandis qu’il avançait toujours un peu plus vers la cave. A mesure qu’ils approchaient, un espoir fou saisissait le garçon : et si la cérémonie n’avait pas lieu ce soir ? Après tout, rien ne leur prouvait que ces mages se réunissaient régulièrement. Avec un peu de chance, la cave serait vide et les deux apprentis pourraient faire demi tour.
Son coeur accéléra lorsqu’il reconnut le couloir dans lequel ils venaient d’entrer. Ils n’avaient plus qu’à tourner à gauche et ils y seraient. Leurs pas se firent plus légers, leur respiration plus discrète. Il leur fallut à tous les deux beaucoup de courage pour moucher leur torche, mais la lueur avait failli les trahir la semaine passée. Les deux adolescents restèrent un instant immobiles, éblouis, ne trouvant plus leurs repères dans les ténèbres. Ce fut Jean qui, le premier, s’habitua à l’obscurité et remarqua la lumière qui filtrait du bout du couloir.
Ils retinrent leur respiration, tendus, jusqu’à percevoir les échos de la litanie. Les mages noirs étaient bien là. Une nouvelle fois, Pierre dut lutter pour ne pas prendre ses jambes à son cou. Les mains de Jean serrées frénétiquement autour de son bras lui prouvèrent qu’il n’était pas le seul à avoir peur. Les deux adolescents approchèrent avec précaution de la cave. Comme la semaine précédente, la porte était entrebâillée. Comme la semaine précédente, elle s’ouvrit sans un grincement.
Une volée de marches en descendait, à peine une dizaine. La cave s’élevait en voûte à deux ou trois mètres au dessus de la porte. Les murs arrondis étaient pavés de pierres blanches noircies autour des supports à torche installés à intervalles réguliers tout autour de la pièce. De l’autre côté, face aux garçons, un autre escalier montait vers une porte de bois.
Seul un autel de pierre immaculé trônait au centre du lieu. De profondes stries dans le pavé en rayonnaient, formant au sol une figure aux allures démoniaques. La femme vêtue de rouge était devant l’autel mais ses yeux révulsés l’empêchaient de voir les intrus blottis contre la porte entrouverte. Les hommes, eux, faisaient cercle autour d’elle, la tête baissée sous leur capuche sombre. La femme murmurait des paroles incompréhensibles tandis que les différents points d’intersection du pentacle gravé au sol s’éclairaient par intermittence. Le chant se fit de plus en plus fort, presque pressant. Le choeur des hommes le reprenait d’une voix grave dont le rythme se confondait avec les battements de coeur des adolescents.
Pierre sentait la torpeur l’envahir. Il tenait de lutter, résister à l’envie quasi irrépressible de descendre dans l’assemblée et se mêler aux hommes en noir. Il lui était de plus en plus difficile de rester immobile. Sa place était parmi eux. Il était inutile de demeurer caché. En bas, il pourrait servir à quelque chose. Il aiderait la magie à éliminer le roi. Il serait un chainon essentiel pour parachever l’oeuvre de Jacques de Molay.
Ce furent ces pensées qui tirèrent Pierre de sa léthargie. Ces mots, qui résonnaient pourtant sous son crâne, n’étaient pas les siens. Jamais il n’avait voulu de mal au roi. Charles le Bel n’était pas sur le trône depuis suffisamment de temps pour que le jeune parisien le considère comme quelqu’un de foncièrement mauvais. Les jeux de pouvoir ne le concernaient pas. Tant que le roi le laissait teindre ses écheveaux de laine, Pierre ne s’intéressait pas à lui
En revanche, le nom évoqué l’intriguait. Jacques de Molay, il en avait entendu parler. C’était ce mage noir qui avait maudit la famille royale douze ans plus tôt. Il n’était qu’un bébé à l’époque, mais l’histoire courait encore parmi les parisiens. Une chose était sûre : Pierre ne voulait pas être mêlé à ces histoires de sorcellerie. Il s’imaginait déjà attaché sur le bûcher des sorciers et cette perspective ne l’enchantait pas particulièrement. Il était largement temps que Jean et lui décampent s’ils ne voulaient pas d’ennuis.
Sans réussir à complètement détacher ses yeux de la cérémonie, il tendit le bras vers l’arrière pour saisir Jean et s’enfuir au plus vite. Ses doigts se refermèrent dans le vide. Il prit seulement conscience que son ami n’était plus à ses côtés. Cette constatation finit de le réveiller et il se retourna vivement. Sa torche éteinte, il peinait à fendre l’obscurité du regard. Pourtant, il n’osait pas appeler le jeune apprenti, de peur que les gens de la cave ne l’entendent.
Il resta une éternité ainsi, indécis, essayant de fouiller le couloir plongé dans le noir sans trouver la moindre trace de Jean. La peur commençait à s’infiltrer, perfide, lui donnant à imaginer les pires possibilités. Il tenta pourtant de se calmer, de se concentrer sur l’explication la plus probable : son ami avait eu peur et s’était enfui sans lui. Il connaissait bien le réseau souterrain, au moins aussi bien que Pierre. Même sans lumière, il n’avait pas besoin de son ainé pour trouver le chemin du retour. Il le retrouverait le lendemain dans l’atelier de maitre André et tous deux riraient de leur frousse de la veille.
Un peu rassuré, Pierre fit demi-tour, laissant derrière lui les psalmodies de la femme. Il se glissa hors du souterrain, courut silencieusement dans les rues éclairées par la pleine lune et se lova avec soulagement sous ses couvertures.
Le lendemain, les premiers rayons de soleil avaient chassé ses inquiétudes. Il se rendit sereinement à l’atelier. Mais Jean n’y était pas. Il l’attendit toute la journée, mais Jean ne vint pas. Le soir venu, armé d’une torche solide, Pierre refit le chemin si effrayant vers la cave. Mais Jean ne s’y trouvait pas. Pierre arpenta les couloirs souterrains à la recherche de son ami perdu, mais Jean n’y était pas. La fin de semaine arriva, sans que Jean ne donne de nouvelles.
Le temps passa. D’abord les jours, puis les semaines, puis les saisons. L’été laissa place à l’hiver sans que Jean ne soit de retour. Pierre était souvent retourné à la cave, à la recherche de son ami perdu mais sans succès. Les cérémonies elles-même semblaient s’être interrompues. Vide, la salle semblait moins impressionnante mais elle n’indiquait pas pour autant où trouver Jean.
Le mois de janvier s’installa. Pierre s’était fait à l’idée de ne plus jamais revoir Jean. Maitre André avait prit un nouvel apprenti. L’atelier était à nouveau plein et la routine avait reprit ses droits. Le 1er février, Pierre avait presque oublié le visage de son ami. Le glas des cloches surprit l’atelier en plein travail. Le bruit courut dans la ville plus vite qu’un incendie. Le roi était mort.
Le soir même, Jean était dans la cour. L’instant d’avant, il n’y avait personne et soudain il était là. Hagard, dépenaillé, perdu. Il reconnaissait Pierre mais ne se souvenait de rien d’autre. Ni de la cave, ni de ce soir d’été, ni de ce qu’il s’était passé depuis. Pourtant, lorsqu’il regarda Pierre dans les yeux, il eut le temps de lui murmurer « J’ai tué le roi » avant de perdre connaissance.
Les sortilèges de la Dame rouge avaient fait leur office. La malédiction des Capétiens avait encore frappé.