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Ma Dame

Avril 2019

    J’ai longtemps cru que notre première rencontre avait été intime. Que je t’avais pénétrée, toi, une inconnue, sans présentations préalables. J’y avais laissé du souffle, de la sueur, mais te conquérir se méritait. Je ne me rappelle plus le moment où j’ai compris que nous nous connaissions depuis bien plus longtemps. Je t’avais découverte des années plus tôt, sans le savoir. Déjà, tu hantais mes rêves et mon imagination. Tu faisais tant partie de moi qu’au fond notre première rencontre charnelle avait à peine le goût de la découverte. Lorsque je suis montée à ton assaut, déjà je t’aimais. D’un amour fou, intense, passionnel. 

    Un amour teinté de respect également. Tu m’impressionnais. Tu m’as toujours impressionnée. Même lorsque nous sommes devenues plus intimes, que nous étions amenées à nous voir souvent, j’ai toujours gardé cette même accélération du coeur à t’apercevoir au bout de la rue. Je n’ai jamais été repue de ta beauté. Je ne me suis jamais lassée de tes courbes. Je croyais te connaitre par coeur mais je te redécouvrais toujours. 

    Notre amour était de ceux qui paraissaient indestructible. Tu n’as jamais été très démonstrative, mais à aucun moment tu ne m’as repoussée. Bien au contraire. Tu m’as laissée te découvrir, petit à petit. Tu m’as laissée te pénétrer et t’explorer. Tu étais là, solide comme un roc. Tu m’as montré ma voie, tu m’as soutenue dans mon premier emploi, tu étais toujours là quand j’avais besoin de toi. 

    Ai-je pu te rendre tout ce que tu m’avais donné ? Je l’espère. J’ai essayé de te présenter. Qu’on puisse te voir comme je te voyais. Qu’on puisse te comprendre comme j’avais l’impression de te comprendre. Qu’on puisse t’admirer comme je t’admirais, belle et resplendissante, miracle de force et de douceur. 

    Mon regard s’est noyé en toi. Mes doigts ont couru sur ton corps. Mes bras se sont resserrés autour de toi. Je t’ai exploré, pour autant que tu m’as laissé le faire. Tu aimais garder tes mystères. 

 

    Aujourd’hui, tu es blessée. Gravement, mortellement peut-être. Je te pensais indestructible. Je n’imaginais pas ma vie sans toi. Me voilà perdue devant ta détresse, impuissante face à ta douleur. Mais n’aies pas peur. Je ne t’abandonnerai pas. Je ne te laisserai pas traverser seule cette épreuve. On ne délaisse pas son amante à la première difficulté. On la veille, on la soutient. On lui murmure son amour. Je viendrai te voir, tous les jours s’il le faut. Je resterai à tes côtés. Pour te rappeler que je t’aime. Te rappeler de lutter et de rester debout. 

    J’ai tenté de te soutenir, cette nuit du 15 avril. J’avais besoin d’être à tes côtés. Besoin de traverser cette tragédie en même temps que toi. Agrippée au quai de l’île St Louis, je ne pouvais que te répéter d’être forte. « Sois forte, sois forte mon amour. Ne tombe pas. ». Plus d’une heure de cette litanie pendant que les flammes emportaient ce qu’il te restait de charpente. Je me suis surprise à prier avec ferveur un Dieu auquel je ne crois pas. 

    Je suis revenue te voir le lendemain. Les fumées, le brasier et l’obscurité qui cachaient pudiquement tes blessures avaient disparu. Tu étais là, nue, estropiée, livrée en pâture au regard de tous. Et tu sais quoi ? Tu étais toujours aussi belle. Abimée et affaiblie, mais majestueuse et fière. 

    Ce jour-là, je me suis souvenue de mes 5 ans et du premier film que j’ai été voir au cinéma. « Le bossu de Notre Dame ». 

    Je me suis souvenue de mes 8 ans, quand je voulais être Esmeralda et que je volais le déguisement de ma soeur. 

    Je me suis souvenue de mes 12 ans. Première découverte de Paris. Enfin je te voyais pour de vrai. Enfin, tel Quasimodo, je partais à l’assaut de tes tours. 

    Je me suis souvenue de mes 14 ans, et le choc qu’a été pour moi « Notre Dame de Paris ». Grace à toi je découvrais la littérature. 

    Je me suis souvenue de mes 19 ans et de ton portail projeté en gros plan sur le mur de la classe d’art médiéval. Disséquée, agrandie, distordue devant des élèves avides de saisir tes secrets. 

    Je me suis souvenue de mes 20 ans. Première visite guidée seule et toi, bienveillante, qui me permettait de balbutier un début de carrière. 

    Je me suis souvenue de mes 21 ans et de mes larmes quand, pour la première fois depuis la Révolution, toutes tes cloches se sont mises à sonner. 

    Je me suis souvenue de ces 7 ans passés à Paris et de cette fierté à pouvoir t’admirer chaque fois que je te croisais. Tu étais là, à portée de main, et pourtant célèbre dans le monde entier.

    Je me souviendrai de mes 26 ans, de mes larmes devant ton inexorable destruction, seule au centre de la foule. Je me souviendrai de cette ferveur, de ces chants, de ces acclamations au passage des pompiers. Je me souviendrai de toutes ces langues étrangères qui te pleuraient autant que moi. Je me souviendrai de ces morceaux incandescents que je voyais valser le long de tes arcs-boutants. 

 

    Mais je te fais confiance. Tu survivras. Je continuerai à parler de toi, à chanter mon amour pour ta beauté. Je t’aime, Ma Dame, et cet amour est bien plus fort que quelques flammes. 

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