Pour un livre perdu
Juillet 2018
A dix-neuf ans, Soline avait déjà une idée très précise de ce qui constituait de la bonne littérature. Elle se targuait d’avoir dévoré un nombre conséquent de grands classiques, se ruait sur les livres primés, avait fait des détours par le théâtre, la poésie et même quelques essais. Si à ses débuts elle se fiait aveuglément aux conseils de ses professeurs de français, de son libraire préféré ou de la bibliothécaire municipale, elle se considérait à présent comme une lectrice accomplie, capable de déceler d’un coup d’oeil la qualité d’un livre. Elle inspectait tout, de la couverture au nom de l’auteur, du titre au résumé. Les écrivains inconnus ne la rebutaient pas, mais dans ces cas-là les premières phrases étaient décisives. Pour le moment, jamais aucun livre n’avait résisté à l’acuité de son jugement, et elle aimait à se persuader qu’elle avait toujours raison dans ses choix.
Ce matin-là n’était pas différent des autres. Soline était assise sous l’auvent de l’arrêt, attendant le bus qui la conduirait à la fac. Elle était bien entendu plongée dans un roman, une histoire d’espions rédigée par un jeune auteur russe qui lui paraissait tout à fait prometteur. Ce ne fut qu’au moment de monter dans le bus qu’elle remarqua la couverture blanche posée à côté d’elle, sur le banc. Elle jeta un coup d’oeil aux alentours. Personne. Elle hésita, puis, prise d’une impulsion, fourra le livre dans son sac. Elle aurait bien la possibilité de le déposer ailleurs si celui-ci s’avérait de piètre qualité.
La journée se déroula sans accroc et Soline en oublia presque le passager clandestin de son sac à dos. Elle ne se souvint du livre blanc qu’en fin d’après-midi, en repassant devant son arrêt de bus. Dès lors, elle n’eut plus qu’une hâte : découvrir ce que renfermait l’ouvrage. Mais juger un roman n’était pas quelque chose à prendre à la légère. Il lui fallait du temps, et surtout être confortablement installée.
Sitôt rentrée dans son studio d’étudiante, elle brancha la bouilloire, alluma son halogène, choisit soigneusement sa tisane et se lova sur son fauteuil préféré, au chaud sous un plaid moelleux. Ça y est, elle était prête. L’inspection pouvait commencer.
Son oeil expert commença par parcourir la couverture. C’était cela qui l’avait interpellé le matin : aucun titre, aucun nom ne venait tâcher de noir la blancheur immaculée du livre. Maintenant qu’elle l’observait de plus près, Soline constatait qu’elle avait eu tord. L’ouvrage avait bel et bien un titre : « Le livre abandonné ». L’inscription était particulièrement discrète, en lettres blanches glacées sur la couverture blanc mat. En revanche, Soline eut beau jouer avec les reflets de lumière, aucun auteur ne se dévoila. De même, la quatrième de couverture restait désespérément vide.
Il était temps à présent d’ouvrir le livre. Ce moment était toujours le plus solennel pour Soline et se précédait systématiquement d’une légère appréhension. Le coeur battant un peu plus vite, elle caressa du bout des doigts la couverture et l’ouvrit. Elle fut presque surprise de découvrir du texte en haut de la première page, comme si elle eût préféré que l’ouvrage restât blanc et inaccessible, un mystère incompréhensible impossible à percer.
Pour autant, sa déception fut de courte durée. Rapidement, elle se focalisa sur le texte. Immédiatement, les mots la happèrent. La chambre à demi éclairée s’effaça au profit d’une prairie verdoyante et fleurie. Le lieu était vallonnée et descendait en pente douce vers une chaumière dont s’envahit une fumée à l’odeur envoutante.
Jamais Soline n’avait connu pareille sensation. Elle avait déjà été transportée par des romans, mais cette fois-ci était différente. Elle avait réellement la sensation du vent sur ses bras, la chaleur du soleil sur son visage, la caresse des herbes sur ses chevilles. En baissant les yeux, elle découvrit qu’elle était pieds nus, uniquement vêtue d’une légère robe de lin qui flottait mollement autour de ses jambes.
L’impression était trop étrange, trop réaliste. Elle voulut fermer le livre, s’échapper de ces mots bien trop étouffants, bien trop présents. Elle ne put pas. Ses doigts se refermèrent dans le vide. La panique la saisit brutalement, lui enserrant la gorge dans un étau. Ses poumons se vidèrent, l’air lui parut glacial. Son regard se voila. Elle voulait partir, sortir du livre, quitter cette prairie. Pourtant, aussi fort que fût son désir, elle demeurait prisonnière.
Elle s’effondra dans l’herbe, secouée de sanglots désespérés. Elle demeura ainsi, roulée en boule, abandonnée au désespoir, pendant de longues minutes qui lui parurent être des heures. Peu à peu, elle parvint à calmer cet accès de panique. Sa lucidité reprit lentement le dessus, suffisamment pour qu’elle tente d’analyser la situation. Elle s’assit en tailleur au milieu de l’herbe, lissa mécaniquement les pans froissés de sa robe, inspira profondément. Elle se sentait déjà mieux.
Il était évident qu’elle ne se trouvait plus dans sa réalité, celle où elle lisait ce livre inconnu, tranquillement installée dans son fauteuil. Son premier réflexe avait été de se croire emprisonnée dans le livre, mais cela était bien entendu parfaitement stupide. Non, elle devait rêver, tout simplement. C’était la seule explication plausible qui restait. Un long rêve, presque cauchemardesque, mais qui finirait par disparaitre quand elle se réveillerait. Finalement, rien de bien grave, si ce n’est une soirée perdue à faire la sieste.
Rassurée par cette pensée, Soline réussit à se relever. Il était temps qu’elle prenne en main ce rêve absurde. Elle prit la direction de la chaumière d’un pas ferme et décidé. De toute manière, dans les cauchemars qui peuplaient habituellement ses nuits, rester seule dans un champs, même en plein jour, était rarement une bonne idée. Elle était résolument citadine, se méfiait de toute forme de nature et ne s’en cachait pas.
Ce fut avec un soupir de soulagement qu’elle finit par pousser la porte de l’habitation. L’intérieur ne comportait qu’une seule pièce, plus vaste que ce que Soline imaginait. A sa gauche, une marmite bouillonnait doucement dans une cheminée de pierres blanches. Trois tabourets de bois étaient disposés en arc de cercle autour de l’âtre. Dans un coin, quelques couvertures roulées en boule indiquait que quelqu’un avait récemment dormi là. Le reste de la pièce était entièrement vide.
Soline entra prudemment dans la chaumière, mais la personne qui y habitait était visiblement absente. L’odeur de la soupe en train de cuire envahissait toute la pièce, et ce fut avec surprise que la jeune fille constata qu’elle mourrait de faim. Elle marqua une nouvelle seconde d’hésitation devant l’impolitesse que serait le fait de se servir dans la marmite d’un inconnu mais, n’y tenant plus, elle finit par se précipiter vers le foyer. Elle tira la longue louche de bois de la soupe, souffla sur le breuvage et y trempa ses lèvres. C’était absolument délicieux, mieux encore que ce à quoi elle s’attendait.
Rassasiée, réchauffée, Soline se sentait en sécurité pour la première fois depuis le début de son improbable aventure. Elle se laissa tomber sur l’un des tabourets et étendit avec soulagement ses jambes vers la chaleur de la cheminée, se laissant gagner par une torpeur bienfaisante.
Lorsque la porte claqua dans son dos, Soline se redressa en sursaut. Elle ne savait pas combien de temps elle était restée absorbée par les flammes dansantes du foyer mais un coup d’oeil rapide à la fenêtre lui apprit que le soleil était toujours aussi haut dans le ciel. Surprise par cette constatation, elle mit plusieurs secondes à se rendre compte que quelqu’un l’observait.
Une femme la regardait, peureusement appuyée contre la porte. Ses yeux suivaient chacun des mouvements de Soline. Elle portait la même robe de lin légère, ses pieds étaient également nus. Ses cheveux blonds étaient emmêlés, et quelques tâches maculaient son vêtement. En l’observant plus attentivement, Soline constata que la nouvelle venue n’était pas effrayée, mais interloquée. Les deux femmes restèrent deux longues minutes ainsi, à se fixer mutuellement. Enfin, la femme parla, d’une voix faible, encore coupée par la surprise.
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- D’où… d’où venez-vous ?
Sous l’étonnement pointait l’espoir. Un espoir fou, auquel elle ne croyait plus. Un espoir éperdu, ultime barrière avant l’accablement. Soline hésita avant de répondre ce qui, elle le savait, allait briser cette espérance.
- Je ne sais pas. Je ne sais même pas où je suis.
La femme s’effondra le long de la porte, secouée de lourds sanglots.
- Tout est perdu alors. Jamais… jamais je ne pourrai repartir.
Soline s’avança doucement, s’accroupit face à elle et posa une main sur son épaule. Plus encore que réconforter l’inconnue, elle désirait avoir enfin des informations, comprendre quel était cet endroit étrange. Comprendre si elle était réellement en train de rêver.
- Vous savez où nous sommes ?
L’autre redressa la tête en reniflant et s’essuya les yeux.
- Non. Je suis arrivée là en lisant un livre.
Elle eut un rire nerveux avant de rajouter :
- Ça doit vous sembler parfaitement ridicule.
Soline fit un signe de tête afin de la rassurer et l’encouragea à continuer son histoire.
- C’était un livre étrange, à la couverture entièrement blanche. Je l’avais trouvé par terre, abandonné dans un centre commercial. Dès que j’ai commencé à lire, j’ai su qu’il se passait quelque chose d’étrange. Depuis, je suis là, et je ne sais pas comment en repartir.
- Vous êtes arrivée il y a combien de temps ? pressa Soline
La femme regarda Soline étrangement.
- Vous êtes nouvelle, n’est-ce pas ? Vous allez vite te rendre compte qu’ici le temps ne passe pas de la même manière. A vrai dire, je crois qu’il ne passe pas du tout. J’ai l’impression d’être là depuis des mois.
- Et vous êtes toujours seule ?
- Parfois, quand je m’éloigne de la cabane pour chercher la sortie, j’aperçois des gens mais je n’ai jamais réussi à les rejoindre. Comme s’ils s’évanouissaient dans la nature. Je n’avais plus parlé à qui que ce soit depuis mon arrivée ici. Et d’ailleurs, je ne sais même pas qui vous êtes !
- Je m’appelle Soline. Et je crois que je suis arrivée de la même manière que vous.
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La femme s’appelait Mylène. Ensemble, les deux prisonnières parcouraient la prairie. Peu importe les kilomètres, peu importe leurs efforts pour marcher vers l’horizon, repousser les frontières de leur cage, elles retombaient systématiquement sur la cabane au creux de la vallée. Le bonheur de trouver un toit familier pour dormir s’estompait à chaque fois un peu plus face à l’abattement de ne pas trouver d’échappatoire à la vaste prairie. Les fleurs, l’air champêtre dégoutaient à présent les deux femmes.
Chaque jour, Mylène était plus désespérée. Chaque jour, Soline était plus détachée. Tout cela était trop étrange, trop fantaisiste. Ça ne pouvait pas être vrai. Rien de tout cela n’existait vraiment. Chaque échec la confortait dans cette hypothèse : la prairie sans fin n’était qu’une illusion.
Un jour, le soleil s’éteint. Ce n’était pas une nuit ordinaire, l’astre n’avait pas décliné dans le ciel. Il avait juste disparu. Sans que Soline ne comprenne d’où elle tenait une telle intuition, elle sut que le livre venait de se refermer. Et que plus jamais elle ne retrouverait son appartement. Pourtant, la situation ne lui faisait plus peur. Comme si tout cela ne la concernait pas vraiment.
Lorsque la lumière revint, Mylène avait disparu. Soline ouvrit la porte de la cabane. Quelqu'un titubait dans la praire. Un homme, plutôt jeune, visiblement complètement désorienté. Le livre abandonné avait capturé une nouvelle victime.