Sans Varenne
Novembre 2017
NaNoWriMo arrangé : une nouvelle par jour pendant un mois
Paris, 12 juillet 2019, 4 heures 55.
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J’accélère encore un peu le pas. Mon souffle s’élève en fumée diffuse dans l’air glacial. En cette heure matinale, les rues de la capitale sont pratiquement désertes. Le ciel commence tout juste à se parer des couleurs pâles annonciatrices de l’aube. Un coup d’œil à mon téléphone confirme que je suis bel et bien en retard à mon premier jour de boulot. Bon début, bravo Camille ! Enfin, les toits du palais des Tuileries se détachent dans le ciel parisien. Je me presse encore un peu plus vers l’entrée de service. Je sors d’une main tremblante mon tout nouveau badge, imprimé hier, qui me permet d’entrer dans l’enceinte privée du jardin des Tuileries. L’adrénaline commence à monter. Ça y est, je réalise enfin où je suis engagée. Où je vais travailler pour les semaines, les mois, les années à venir.
Comme tous les jours depuis 25 jours maintenant, l’angoisse me prend à la gorge. Et si je n’étais pas à la hauteur ? S’ils s’étaient tromper ? Si ce n’était pas moi, celle qu’ils désiraient embaucher ? Si on me demandait, dès le premier jour, de rentrer chez moi, qu’est-ce que je dirais à ma famille, à ma mère ? Ils étaient tous si fiers, tellement impressionnés que leur petite Camille se hisse ainsi jusqu’aux Tuileries. Si je les décevais ? Si…?
Non, je dois me calmer. Tout va bien se passer. Il n’y a aucune raison qu’il en soit autrement. De toute manière, maintenant, je ne peux plus reculer.
Je ne peux pas m’empêcher de pester contre les contrôles drastiques de l’entrée du palais. Ils ne vont faire qu’accentuer mon retard. En même temps, je m’y attendais. La révolte de 1789 a laissé des traces indélébiles dans la mémoire de la famille royale, et plus de 200 ans après, les Bourbons craignent encore pour leur sécurité. Pourtant la répression de 1791 du roi revenu à Paris épaulé par les armées princières de l’Europe entière a été si sanglante qu’elle a écrasé toute autre velléité de rébellion. Les alliances militaires avec l’Autriche et la Prusse ont définitivement scellé le pouvoir royal. Certes, le parti républicain se montre de plus en plus puissant et virulent, mais rien qui ne soit réellement dangereux pour la couronne.
Le temps que la longue file des employés soit contrôlée, je me perds dans mes souvenirs d’Histoire. Ça a toujours été ma matière préférée, à l’école. Je trouvais fascinant d’imaginer qu’un rien aurait pu changer l’intégralité de nos vies quotidiennes. Je me demande souvent ce qu’il se serait passé si le roi n’avait pas pu fuir à temps après avoir été reconnu à Varennes. S’il n’avait pas pu rallier l’armée autrichienne, le royaume de France serait-il devenu une république ? Où en serait-on, à présent ? Le XXème siècle aurait-il connu ces horribles conflits contre les Etats Unis d’Amérique, désireux d’imposer leur système politique au vieux continent, quitte à employer les chars d’assaut pour y arriver ? Aurait-on réussi à annexer la Belgique ?
Il faut que j’oublie ce genre de questions. Maintenant que je rentre au service de la couronne, ce n’est pas le moment qu’on me prenne pour une républicaine. Je m’en vais servir mon pays et mon roi. Je veux être digne de cette mission.
J’avance docilement sous le détecteur à métaux. Le garde royal me jette un coup d’œil placide. Il a l’habitude des têtes qui défilent tous les jours et une jeune conseillère rendue nerveuse par son premier jour au palais ne lui semble pas être un grand danger. Mon cœur bat plus fort lorsque je pose le pied dans le long couloir doré. Un intendant m’aborde immédiatement.
- Mademoiselle Brassy ? Le ministre vous attend.
Je le suis au travers d’un labyrinthe de couloirs et d’escaliers. Certaines ailes des Tuileries ont gardé leur décoration Renaissance mais la partie où mon guide m’emmène est résolument moderne. Finies les tentures et les dorures, à présent les murs se parent de tableaux des maîtres de l’art abstrait. Nous passons devant un splendide Kandinsky et tournons dans un nouveau couloir orné de Chagall et de Picasso.
- Sa Majesté Charles XII est encore à Versailles pour la semaine. Cela vous laisse quelques jours pour vous familiariser avec les protocoles du palais, me rassure l’intendant en ouvrant la porte d’un bureau terne en comparaison des merveilles entrevues à l’instant. Je vous laisse prendre place, Monsieur le ministre vous rejoint d’ici quelques minutes.
Je n’ose pas m’asseoir sur l’un des fauteuils moelleux disposés autour de la table. Je préfère m’approcher de la fenêtre et regarder par la vitre, histoire de me donner une contenance. La cour du Louvre grouille de touristes pressés de visiter le prestigieux musée. Certains s’accrochent aux grilles dans l’espoir d’apercevoir un membre de la famille royale derrière un rideau ou au détour d’une allée du jardin. Je me revois, enfant, faire de grands signes en direction des fenêtres, résolue à découvrir un jour ce qui se cachait derrière ces murs.
Un raclement de gorge me fait me retourner. Le ministre des armées vient d’arriver.
- Mademoiselle Brassy, je suis ravi de votre arrivée. Comme on a du vous en informer, mon précédent conseiller a démissionné il y a trois semaines et je ne sais plus où donner de la tête.
Les trois heures suivantes sont à la fois les plus complexes et les plus intenses de ma vie. Le ministre tient à me donner immédiatement tous les détails de mon nouveau poste. Il énumère noms et protocoles sans reprendre son souffle. Je note mécaniquement chaque détail, inscrit scrupuleusement des règles, des codes et des chiffres qui pour le moment n’ont aucune signification pour moi. Mais je m’applique, je ne veux pas risquer de laisser passer le moindre élément, au risque de le regretter bientôt. Dans ce flot, une seule information retient mon attention.
- Vous serez présentée à Sa Majesté jeudi prochain à Versailles.
Non seulement je vais travailler aux Tuileries, mais je vais également visiter Versailles. Je vais rencontrer la famille royale. Je ne suis pas encore sûre de réaliser les merveilles dont je serai témoin. Je vais participer aux coulisses de la vie du royaume, je serai un de ces personnages de l’ombre qui tire les ficelles. C’est presque trop incroyable pour être vrai.
Aujourd’hui débute le reste de ma vie. Une vie que je n’avais pas même osé imaginer. Aujourd’hui je rentre dans la cour des grands. Et je ne compte pas en sortir.